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Saskia Cousin et Prosper Wanner : l’âge de l’otium

Saskia Cousin et Prosper Wanner, respectivement professeure de sociologie et enseignant en médiation culturelle, signent une nouvelle tribune qui nous pousse dans nos retranchements. Entre dystopie et utopie, ils imaginent différents scénarios pour l’Humanité, notamment par le prisme de la mobilité.

Les transports sont la première source d’émission de gaz à effet de serre. Un tiers du total. Agir est donc une nécessité absolue, nous n’avons pas d’alternative (1).

Le 24 février 2023, la Première ministre Élisabeth Borne annonce un investissement de cent milliards d’euros pour réussir une « nouvelle donne ferroviaire  ». Si cette annonce semble une bonne nouvelle écologique et démocratique, Élisabeth Borne la légitime en faisant curieusement recours au célèbre slogan libéral « There is no alternative » (acronyme T.I.N.A.) de Margaret Thatcher. Un slogan devenu mantra intimant par exemple à la ratification du traité de Maastricht ou justifiant l’imposition à la Grèce d’un plan d’austérité comprenant la privatisation de son système ferroviaire (2). Avec les conséquences que l’on connaît.

En France, il suffit d’observer l’évolution du réseau depuis un siècle pour comprendre les choix jusqu’ici opérés (3). C’est bien ce qu’admet implicitement madame Borne en proposant justement une alternative au « T.I.N.A.  » habituel privilégiant l’aérien et l’automobile. Petit rappel sémantique : l’alternative est une option entre deux propositions contraires. Voici donc pour réflexion une simili alternative dystopique opposant en valeur la situation des « mobiles » et des « sédentaires  », selon leurs points de vue respectifs : la mobilité ou la sédentarité sont tour à tour privilège ou contrainte. On comprendra alors que l’opposition mobile/immobile relève d’une même vision du monde, polarisée. Il faut alors trouver l’alternative, soit la dépolarisation : une vision utopique, mais tout autant puisée dans la réalité que les précédentes, la rencontre de l’hôte et de l’otium (4).

1. Conquérir le monde / être colonisé

L’industrie du tourisme poursuit sa conquête et sa mise en marché du monde.

Point de vue des mobiles. Les élites internationales poursuivent l’artificialisation et l’artification de leurs destinations de loisirs. Elles jouissent de transports et d’espaces autrefois inaccessibles, désormais aménagés pour leur confort  : tourisme de l’espace, voyages sous-marins, canopée des forêts primaires. Les catégories sociales aisées disposent de temps et de capitaux. Elles se répartissent sur la planète selon les logiques de distinction du moment l’expérience recherchée – aventure, otium -, leurs revenus et la force de leurs visas.

Point de vue des immobiles. Précarisées, les classes populaires occidentales n’ont plus que rarement accès aux congés payés. Elles sont à nouveau soumises aux passeports de circulation et voyagent quasiment uniquement dans une réalité virtuelle produite pour orienter leurs rêves et leurs consommations. L’immense majorité de l’humanité est interdite de voyager à l’international. L’économie et l’écologie de la planète, les vivants et les puissances géologiques sont au service des classes mobiles. Les résistances sont fréquentes et variées : refus de servir, suicides, sabotages, fuites, fontes, effondrements, pandémies. Dans les espaces abandonnés par la majorité des humains pour cause de climats et de pollutions extrêmes se recomposent des mondes postanthropocènes.

« L’économie et l’écologie de la planète, les vivants et les puissances géologiques sont au service des classes mobiles »

2. Occuper le monde / Itinérances forcées

Les crises sanitaires, énergétiques, alimentaires et écologiques se succèdent. Les espaces vivables ont tous été appropriés. L’accès à un lieu de vie stable, sain et serein est un privilège de propriétaires.

Point de vue des sédentaires. Seule une partie de l’humanité jouit de lieux de vie approvisionnés et sécurisés. Les élites internationales vivent au sein de vastes territoires arborés, privatisés, en milieu tempéré. Les catégorisées aisées sont regroupées au sein de condominiums dont l’ensemble des activités d’éducation, de soins comme les espaces communs ont été privatisées, dont ceux qui concerne le loisirs – montagnes, forêt, parcs, plages, campings, piscines, salles de sport, musées, etc. Les vivants des territoires privatisés sont sélectionnés et domestiqués pour répondre aux attentes agricoles ou paysagères. Toutes les relations avec les extérieurs sont numériques ou opérées par les catégories subalternes.

Point de vue des mobiles. La majorité de l’humanité est redevenue itinérante, nomade, saisonnière, journalière ou tâcheronne. Les saisonniers vivent aux marges des territoires privés et sont chargés de prendre soin, approvisionner, livrer et servir les habitants propriétaires, de cultiver, entretenir ou garder leurs territoires. Les autres humains sont en migration. Certains journaliers parviennent à vendre leurs forces de travail. Pour les autres, la cueillette et la chasse dans les territoires privatisés – considérées et punies comme des maraudes et des braconnages – constituent l’essentiel de l’activité de survie. Dans les espaces hostiles à la majorité des humains pour cause de climats et de pollutions extrêmes, des vivants se déploient et recomposent des mondes post-anthropocènes.

Seule une partie de l’humanité jouit de lieux de vie approvisionnés et sécurisés.

3. L’âge de l’hôte et de l’otium

La répétition des catastrophes climatiques et sanitaires a entraîné l’effondrement de l’économie globalisée, et une prise de conscience du risque d’extinction de l’humanité et des vivants. Globalisée par la traite esclavagiste et la révolution industrielle, l’ère de la conquête, du militia et du negocium (nec otium) s’est effacée devant la valeur vitale de l’otium. L’abondance ne s’évalue plus en biens, mais en temps libre, redevenue valeur cardinale de l’humanité. Toutes les activités climaticides sont régulées par des conventions et une politique mondiale de la sobriété. Sobriétés énergétique et numérique, sobriété du temps de travail, sobriété des productions et des consommations, sobriété du transport de marchandises et des voyages. La plupart des pays sont parvenus à l’autonomie alimentaire, médicale et énergétique.

Si de nombreuses inégalités persistent entre les pays, il y a consensus sur le fait que l’accès à la mobilité et au temps libre sont un droit, à l’instar de la santé, l’éducation et le logement. En France, les mobilités sont financées par la solidarité nationale et encadrées par la puissance publique. Seuls les mondes numériques sobres et gérés localement ont subsisté. Les cinémas sont redevenus des lieux populaires d’information et de culture. Les classes vertes, les colonies de vacances, le grand voyage de fins d’études font partie de l’éducation. Comme les jardins scolaires, ils visent à former des citoyens vivant en harmonie avec les vivants.

L’Europe a retrouvé son intense maillage ferroviaire du début du XXe siècle et les territoires sont animés par les locomotions douces (vélos, charrettes, roulottes, péniches). À l’instar d’une opération médicale coûteuse pour la sécurité sociale, l’accès au transport aérien est exceptionnel et doit être justifié. Les vacances de proximité et l’hospitalité réciproque sont la norme. Le prestige ne relève pas de la consommation de produits ou de transports mais de la qualité de la relation d’hospitalité, comme visiteur ou comme visité, entre humains et avec l’ensemble des mondes – vivants ou géologiques.

Penser les avenirs des mobilités de loisirs hors des dystopies implique de se situer dans un continuum de relations familiarité-altérité entre hôtes – accueillis et accueillants incluant les vivants et les territoires. Les concepts d’hospitalité et d’otium nous paraissent à même de restituer le scenario de ce continuum et imaginer la bifurcation T.I.N.A. chère à Bernard Stiegler5. Nous verrons quel est le scenario retenu par le projet de « nouvelle donne ferroviaire ».

 

1 https://www.vie-publique.fr/discours/288342-elisabeth-borne-24022023plan-d-avenir-pour-les-transports-2040

2 https://www.seuil.com/ouvrage/il-n-y-a-pas-d-alternative-gerardmordillat/9782021051759
3 https://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/0/09/Railway_
map_of_France_-_animated_-_fr_-_medium.gif
4 Ces fictions s’inspirent d’observations effectuées un peu partout sur la planète, des condominiums africains aux bidonvilles d’Europe de l’Ouest, des écolodges asiatiques aux parcs d’attractions américains. Elles condensent des rencontres et des lectures, notamment les travaux de B. Latour (Atterir), Anna Tsing (Frictions), David Graeber (Libertalia), Mike Davis (le stade Dubaï, Evil Paradises,
etc.), Philippe Descola (Par-delà Nature et Culture), James Scott (Homo domesticus, Domination and the arts of the resistance), John Urry (Mobilities), Joelle Zask (Zoocities), Marshal Sahlins (Âge de
pierre, Âge d’abondance), Jean-Didier Urbain (Paradis verts).

5 http://www.editionslesliensquiliberent.fr/livre-bifurquer609-1-1-0-1.html

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