Retrouvez l'actualité du Tourisme pour les professionnels du secteur tourisme avec l'Echo Touristique : agences de voyages, GDS, prestataires spécialisés, voyagistes

Saskia Cousin et Prosper Wanner : un (trop) joli mois de mai ?

C’est une tribune engagée que signent Saskia Cousin et Prosper Wanner, respectivement professeure de sociologie et doctorant à l’université Paris Nanterre (CIFRE).

Il fut joli le mois de mai. Les Français goûtent des températures dignes d’un mois de juillet. La pandémie recule en France, les restrictions sanitaires ont presque totalement disparu. Le nouveau clip d’Air France est sublime, les vols sont pleins, partout en Europe. À Paris, c’est l’euphorie : une hausse de 20% par rapport à 2019. Les Parisiens, les professionnels et les touristes se réjouissent, en terrasse.

Il fut joli le mois de mai. Les nappes phréatiques ont commencé à se vider dès janvier, avec plusieurs mois d’avance – par manque de pluie depuis septembre, les sols des deux tiers du territoire français sont classés « secs à très secs » par Météo France. La guerre est aux portes de l’Europe, les États-Unis viennent de passer le million de morts du Covid-19, Shanghai – 22 millions d’habitants – est reconfinée.

On sait la valeur d’une goutte de pluie : la valeur de la vie.

Sirotant en terrasse organisée depuis les balcons numériques de la vente à distance, Français, touristes et professionnels se repaissent du joli mois de mai. Enfin. Enfin, oublier la pandémie et le rapport terrifiant du GIEC, oublier les millions de refugiés sans passeport adéquat pour rejoindre la foule des terrasses, oublier les tensions électorales présidentielles. Paris en mai fut insouciance : « beau fixe » pour le temps, « beau fixe » pour la fréquentation touristique. Insouciance tellement partagée, tellement compréhensible. Et pourtant : lorsque l’on vient de pays où la chaleur rend insensée, l’idée d’une terrasse ensoleillée, où chaque année les sécheresses se font plus arides, plus létales, on sait le malheur du « beau fixe ». On sait la valeur d’une goutte de pluie : la valeur de la vie.

Faire le bilan carbone du « tourisme français » : une bonne nouvelle… Oui, mais…

Quel lien avec notre joli mois de mai ? Ce lien est, malheureusement, majeur : celui de l’impact du secteur touristique sur le changement climatique qu’examinent – enfin – plusieurs études médiatisées. Même si elles ne s’intéressent qu’aux émissions de carbone, c’est une bonne nouvelle. Pour autant, le prisme de ces données pose question.

Ainsi, l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (Ademe) a publié en 2021 un « Bilan des émissions de gaz à effet de serre du secteur du tourisme en France », synthétisé par L’Écho touristique sous la forme d’une infographie dans le numéro 3203 (3e trimestre 2021). Ce document de 80 pages évalue le bilan carbone du « tourisme français » à 118 millions de tonnes en 2018, dont 58% liés aux voyages en Outre-mer.

L’empreinte majeure est celle des catégories sociales aisées et urbaines qui voyagent à l’international.

La représentation induite s’avère fausse, et doublement dangereuse. Fausse, car elle entretient la confusion entre « tourisme français » et « tourisme des Français » : elle prend uniquement en compte les trafics aériens internes à la France (métropole et Outre-mer), et non les déplacements internationaux des Français. C’est le prisme retenu par l’Ademe, une agence placée sous la tutelle des ministères de la Transition écologique et solidaire… qui s’interdit en grande partie d’intégrer dans ses calculs les voyages à l’étranger des Français.

Dangereuse, par conséquent car, tout en le sous-estimant, elle parait désigner comme responsables de la majorité de notre bilan carbone les voyages vers l’Outre-mer – dont on sait qu’ils sont beaucoup motivés par des retrouvailles familiales. Dangereuse aussi, car elle masque une réalité socialement bien différente : l’empreinte majeure est celle des catégories sociales aisées et urbaines qui voyagent à l’international.

Pour penser l’avenir, il faut s’intéresser aux voyages avec alternatives, donc aux moyen-courriers

En prenant pour base les comptes nationaux, l’Ademe participe d’un problème récurrent dans l’étude des mondes du tourisme : partielle ou biaisée, l’interprétation des données de mobilités nous aveugle plus qu’elle nous éclaire. Revenons à la question des mobilités longues distances des Français, métropolitains cette fois. Selon une étude réalisée par The Shift Project, chaque résident en France métropolitaine parcourt environ 16 000 km par an, pour moitié pour des mobilités dites de « longues distances  » (+80km). Pour ces mobilités « longues distances », les visites à la famille et aux amis représentent 32% des voyages, mais 22% des distances parcourues.

En revanche, les loisirs et vacances comptent pour 34% des voyages, mais 55% des distances, soit plus de la moitié des distances que nous parcourons. Lorsque l’on ajoute les déplacements vers les résidences secondaires, on monte à 62%. Toujours selon cette étude, l’avion moyen et long-courrier représente 7% des déplacements pour motifs de vacances, mais 23% de long-courriers et 32% de moyen-courriers en termes d’empreintes carbone (55% des GES). Ne s’intéresser qu’aux vols familiaux ultra-marins, c’est ne montrer que les déplacements sans alternative. Inversement, rendre invisible la majorité des empreintes – moyen-courriers de loisirs, répétés, effectués par une petite minorité de Français -, c’est aussi empêcher de voir ce qu’il est possible de changer, pour que, longtemps encore, vivent de jolis mois de mai. Pour penser l’avenir, il faut donc s’intéresser aux voyages avec alternatives, donc aux moyen-courriers.

L’Ademe recommande de « verdir » le classement des hébergements touristiques opéré par Atout France

Revenons au rapport de l’Ademe, qui s’intéresse aussi aux hébergements des touristes en France. L’agence recommande des séjours moins lointains, mais aussi dans des hébergements plus petits et plus sobres énergétiquement. Elle recommande de « verdir » le classement des hébergements touristiques opéré par Atout France. Entré en vigueur début avril avec « le développement durable au cœur de la réforme », ce verdissement ne tient pourtant pas compte des recommandations de l’Ademe.

De manière structurelle, le système privilégie les espaces à forte empreinte carbone. Par exemple, plus un hôtel a d’étoiles, plus la surface minimum de ses chambres est élevée, avec une bonification pour la climatisation et par tranche de 10 % de surface supplémentaire. Ces surfaces minimums et ces bonus s’appliquent aussi aux bars, salles de petit déjeuner, salons, hall d’accueil et terrasses privatives. Mieux c’est classé, plus c’est grand et climatisé. Plus c’est grand et climatisé, mieux c’est classé.

En raison de ce cercle écologiquement vicieux encouragé par les pouvoirs publics, le nombre d’établissements hôteliers haut de gamme, quatre et cinq étoiles, a triplé depuis 2009, passant de 10% à 25% du nombre de chambres du parc hôtelier français. Quelle relation avec l’empreinte carbone ? En 2019, plus de la moitié des nuitées passées dans ces établissements dits « haut de gamme » ont été consommés par des étrangers pour la plupart venus en avion (contre un tiers pour l’ensemble de l’hôtellerie). Pendant la pandémie, la baisse de fréquentation des hôtels haut de gamme (classés 4 et 5 étoiles) a été nettement supérieure (-75%) à celle des hôtels non classés (-54%). Spacieux, mais fragiles… Hôtels dits « haut de gamme » et voyages « longues distances » distillent le même imaginaire : l’idée selon laquelle, pour valoir la peine d’être vécu, le voyage serait affaire de vitesse, de hauteur (de gamme), et de distance.

Comme l’encourage le collectif « Pensons l’aérien de demain », pour ouvrir l’avenir, il nous faudra désormais voyager « moins vite, moins haut, moins loin ». Nulle raison de s’en mortifier. Simplement se souvenir d’un autre joli mois de mai, celui de 1936 : le bonheur ne se trouve pas dans la consommation effrénée d’espaces, il réside dans le plaisir du temps libéré, retrouvé.

À lire aussi : 

Tourisme et pandémie, revue Mondes du tourisme (2021), par Saskia Cousin, Anne Doquet, Clara Duterme et Sébastien Jacquot.

Observation d’une Venise confinée. Le tourisme, pharmakon vénitien, à la fois remède unique, poison addictif et bouc émissaire, revue Mondes du tourisme (2021), par Prosper Wanner.

Laisser votre commentaire (qui sera publié après moderation)

Ce site utilise Akismet pour réduire les indésirables. En savoir plus sur comment les données de vos commentaires sont utilisées.

Dans la même rubrique