Islamisme et tourisme : l’équation impossible ?

Islamisme, salafisme, Frères musulmans, intégrisme, charia, tourisme hallal… Noyé sous un déluge d'informations, le grand public y comprend-il encore quelque chose ? Entre la victoire électorale des islamistes modérés d'Ennahda en Tunisie, celle des islamistes conservateurs du parti de la justice et du développement au Maroc, la courte fermeture des Spas aux Maldives début janvier, sous pression d'un parti religieux conservateur, et la victoire écrasante des Frères musulmans et des formations salafistes en Égypte, les événements de ces derniers mois, passés au filtre médiatique, ont profondément embrouillé les esprits, générant une méfiance accrue des touristes à l'égard des pays musulmans.

Leur première crainte, c'est celle de voir les nouveaux régimes en place porter atteinte à leur liberté, en imposant des règles directement importées de la charia. Un scénario peu probable, si l'on en croit Barah Mikaïl, chercheur à l'institut de géopolitique espagnol Fride et spécialiste du Moyen-Orient et de l'Afrique du nord. « En Tunisie, le tourisme des côtes va continuer à être un tourisme occidental, alors que celui de l'intérieur et des villes sera plus conservateur, estime-t-il. Cela était déjà le cas sous Ben Ali : il y avait de nombreux endroits où l'on ne servait pas d'alcool, par exemple sur les avenues de Tunis, pas pour des raisons directement religieuses, mais par tradition, par souci de ne pas choquer. » Selon lui, la situation pourrait en revanche s'avérer plus compliquée en Égypte. « Il est possible que certains comportements touristiques attirent davantage de réactions de la part de la base d'Al-Nour (le principal parti salafiste égyptien, ndlr), notamment dans les grandes agglomérations », poursuit-il.

TENUE VESTIMENTAIRE CORRECTE EXIGÉE

Au Caire, hormis une agitation politique et sociale persistante, qui force les visiteurs à quelque prudence, « rien n'a radicalement changé, si ce n'est que les barbus salafistes se montrent plus qu'avant », décrit Amin Salama, directeur de Tour Indicom. « Même s'il n'y a pas de violence, ils sont là, vous regardent. Aujourd'hui, je déconseille à une fille de se promener seule dans les souks, ce n'est pas la peine de tenter le diable. »

Tous les TO se rejoignent sur ce point : c'est à l'extérieur des îlots touristiques occidentaux que les choses sont le plus susceptible d'évoluer. Et la question de la tenue vestimentaire revient en boucle. « Les gens doivent être capables de comprendre qu'on ne fait pas du topless et on ne se balade pas en mini-jupe ou débardeur n'importe où, ou sinon on reste à Saint-Tropez », clame à ce sujet Jean-François Rial, PDG de Voyageurs du Monde. Certains voyagistes disent aussi veiller aux commentaires que les guides délivrent aux clients. « L'objectif est d'éviter les couplets prosélytes, commente Hubert Debbasch, PDG de Terre Entière. Nous en avons parlé avec nos prestataires et, pour l'instant, nous sommes rassurés. »

À LA RECHERCHE D'UNE NOUVELLE CLIENTÈLE

Pour l'industrie touristique tunisienne ou égyptienne, le principal changement pourrait être, en définitive, l'apparition d'une véritable offre de voyages et de produits « islamo-compatibles », susceptible de convenir aux clientèles musulmanes. « Il est probable que des chaînes d'hôtels islamiques et, plus largement, des infrastructures dites hallal se développent dans ces destinations », estime Barah Mikaïl. Des établissements qui existent déjà depuis longtemps dans bien d'autres pays musulmans, comme dans les Émirats, où ce tourisme hallal n'a en rien remplacé le tourisme à l'occidentale. « À Dubaï, il y a des gens en maillot sur les plages et on peut boire de l'alcool », rappelle Adeline Kurban, directrice générale d'Aya-Désirs d'Orient. D'ailleurs, si cette offre de produits « islamiques » se développe, c'est au moins autant pour des raisons économiques que strictement religieuses. En Tunisie, par exemple, des tours-opérateurs locaux ont reçu fin janvier une cinquantaine de responsables d'associations musulmanes françaises afin de leur présenter un projet de circuit « religieux », qui devrait être commercialisé à partir de mars prochain. Objectif : attirer une nouvelle clientèle pour tenter de compenser la désaffection des touristes « classiques ».

Reste que les réticences des voyageurs français à se rendre en Tunisie et Égypte ne sont pas seulement alimentées par la peur d'y être soumis à de nouvelles contraintes. « Beaucoup craignent aussi de cautionner les islamistes en continuant d'aller dans ces destinations », reprend Hubert Debbasch, qui s'étonne, en passant, que les mêmes n'aient pas eu de scrupules à s'y rendre du temps où ces pays étaient soumis à des régimes autoritaires. La question du droit des femmes, en particulier, revient régulièrement dans les questions et commentaires. « Mais même si on se retrouvait avec un statut des femmes comparable à celui de l'Arabie Saoudite (pays fermé au tourisme, hors pèlerinage à La Mecque, ndlr), ce qui serait inacceptable sur le plan éthique, faudrait-il pour autant ne plus y aller ?, questionne Jean-François Rial. Je pense au contraire que plus un pays est insupportable, plus il faut y voyager. » Et de conclure, comme la plupart des TO, que le problème central reste en réalité la peur de l'insécurité. « Si les choses se calment, les gens vont oublier la question religieuse, comme ils l'ont fait en Turquie. » Dans ce pays laïc gouverné depuis dix ans par une majorité islamiste réformiste, religion et tourisme font manifestement bon ménage. Entre 2002 et 2011, la fréquentation étrangère y est passée de 12,8 à 31,5 millions de visiteurs…

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