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Nicolas Delord (ex-Thomas Cook France) : « responsable oui ! Coupable, qui peut juger ? »

Il en a pris plein la figure, Nicolas Delord. Entraîné dans la gigantesque faillite du plus ancien voyagiste au monde, l’ex-président de la filiale française de Thomas Cook a été balayé par la tempête, avec les conséquences que l’on connaît pour le secteur du tourisme en France. On lui a reproché bien des choses et je n’ai pas été tendre avec cet homme qui, comme il le dit lui-même, a « essayé » de sauver ce qui pouvait être sauvé. Responsable, oui ! Coupable ? Finalement, qui peut juger ? L’actualité a vite fait de prendre le relais. Mais il a eu le courage d’accepter cet entretien, les yeux dans les yeux…

L’Echo Touristique : Nicolas Delord, les yeux dans les yeux, responsable mais pas coupable ? Coupable, mais pas responsable ?

Nicolas Delord : Responsable oui, à l’évidence, puisque j’étais responsable de Thomas Cook France. Je portais la responsabilité de l’entreprise quel que soit le contexte et l’environnement. Coupable ? D’abord il n’y a qu’un juge et une cour qui pourraient le dire. Le fait est que j’ai dirigé une entreprise dont l’actionnaire a fait défaut, me laissant avec peu de moyens face à mes responsabilités de mandataire social. Donc il fallait que je gère la situation du mieux possible dans des conditions extrêmement difficiles. Donc coupable ? Qui pourrait en juger ?

Pourtant, cette situation « difficile », vous la connaissiez. Si j’ai bonne mémoire, vous aviez même organisé une petite réunion avec vos amis tour-opérateurs, avant l’été, et pour résumer vos paroles, leur aviez dit, concernant la situation de Thomas Cook, « c’est la merde » !

Nicolas Delord : En fait, on savait ni plus ni moins que ce que tout le monde savait. C’est-à-dire, si l’on revient un peu en arrière, au mois de juillet 2018, il y a eu une annonce sur les résultats qui a déclenché un premier avertissement sur les résultats qui s’est confirmée au mois de septembre 2018. Avec la publication des résultats de 2018 qui n’étaient pas bons, on trouvait qu’il n’étaient pas en ligne avec la « guidance » voulue par les banques. Le groupe Thomas Cook était très endetté depuis 2012. À partir de là, le groupe a fait un certain nombre de communications, que tout le monde connaissait et qui annonçaient, en substance des projets de cession d’actifs pour refinancer le groupe. Ce qui a déclenché le « profit warning » de l’exercice 2018 clos au 30 septembre. Un audit dit stratégique des compagnies aériennes a eu lieu. Il n’a conduit à aucun résultat positif puisque, a priori, les tentatives d’achat des compagnies n’ont pas donné satisfaction au groupe par rapport à ses objectifs.

Nicolas Delord lors du voyage de presse de TC France en Crète (septembre 2019). © Linda Lainé

D’où l’arrivée de Fosun…

Nicolas Delord : Et c’est au mois de juin qu’a été annoncé un projet de récapitulation avec Fosun. Et nous pensions que le projet avait abouti. La suite vous la connaissez… Au dernier moment, une « rallonge » de 200 millions de livres a été réclamée… Et il fallait la garantie du gouvernement britannique, qui a refusé. C’est assez compliqué.

Un coup monté ?

Nicolas Delord : Je ne sais pas si c’est un coup monté. L’Etat britannique a-t-il pensé qu’il valait mieux abandonner Thomas Cook avant le Brexit ? Personne ne peut savoir, c’est un secret d’Etat. Et moi, je n’étais que le « managing director » de la filiale française. Notre niveau d’information était limité à celui diffusé par la direction de la communication du groupe.

J’ai pu transmettre trois lettres d’intention d’achat dont je ne citerai pas les noms.

Venons-en à la filiale française. Il avait été évoqué, dès l’année dernière, la possibilité d’une vente de la filiale française, parce que les résultats n’étaient pas bons…

Nicolas Delord : La vente de la partie française est un sujet que j’ai poussé un an avant la faillite du groupe. L’actionnaire a toujours été hostile à la cession de la partie France. Le problème du marché français, c’est qu’il est très particulier et que j’avais fini par convaincre mon patron -qui lui-même avait convaincu le CEO- que ça serait très difficile en France. Ce n’était pas dans la vision du groupe qui se voulait global, produit paneuropéen. Même ligne d’hôtels etc… L’activité de Thomas Cook France sur les dernières années, au travers de Jet tours mais aussi de l’activité distribution, prépondérante dans le business France par rapport à ce qu’elle pouvait être dans les autres filiales, montrait bien qu’il y avait un alignement stratégique très limité. Le meilleur exemple ce sont les clubs francophones, la ligne de produit Club Jet tours, Club Jumbo. C’était toujours plus ou moins une lutte avec les services centraux qui dirigeaient le contracting et la production pour faire valoir les intérêts stratégiques de la France en termes de sélection de tel produit plutôt qu’un autre. C’était très pénible pour tout le monde !

La garde rapprochée de Nicolas Delord, lors du dernier voyage de presse, en Crète. © Linda Lainé

J’avais aussi clairement exprimé à mon patron que j’avais fait tout ce que je pouvais pour Thomas Cook France : après trois plans de restructuration, deux ans de croissance du CA d’environ 15%, une remise à niveau du « retail » (6% de croissance), je leur ai dit clairement que j’avais fait le job ! Cela ajouté au point que vous venez de soulever qui est une perte récurrente de la France qui s’est quand même bien réduite sous ma mandature, sans prétention, mais avec toujours 13 millions de charges annuelles ponctionnées par le groupe.

Compte tenu du « profit warning » et de la tension qu’il y avait dans le groupe, j’avais fini par convaincre l’actionnaire que la meilleure option pour lui c’était d’envisager de céder la France. On avait progressé puisque l’actionnaire s’était montré ouvert. J’ai donc pu lui transmettre trois lettres d’intention d’achat dont je ne citerai pas les noms. C’était au mois de juin 2019.

Je pense qu’il y a un fantasme à la globalisation.

En quoi consistaient ces offres ?

Nicolas Delord : Une offre concernait l’ensemble de la filiale. Les deux autres offres, conjointes, portaient sur des parties de la filiale, le « retail » et la distribution, pour des valeurs qui représentaient plus de 20 millions d’euros. Il ne restait plus qu’à obtenir un rendez-vous… que je n’ai jamais eu ! Je pense que Fosun, dans son projet de recapitalisation du groupe, ne voyait pas forcément d’un très bon œil la vente de la filiale française. Et tout ça a traîné jusqu’à la date fatidique du 23 septembre.

Cela restera un très grand regret. Je pense qu’il y avait un potentiel de rebond incroyable, avec de bonnes décisions notamment en termes d’autonomie de la France sur le portefeuille produits, moins de contraintes et de lourdeur administrative, plus d’investissements technologiques – quasi inexistants depuis plus de deux ans. C’est dommage, car cette entreprise était en passe d’être rentable en France !

Mais votre actionnaire n’a rien voulu entendre ?

Nicolas Delord : L’actionnaire a perdu toute connaissance des marchés. Il n’a jamais voulu voir les spécificités des marchés, et la concurrence locale : il ne songeait qu’à la concurrence globale. Or il faut prendre en compte toutes les réalités pour prendre des décisions et des décisions judicieuses. Quand vous essayez de convaincre quelqu’un qui ne pense que global, c’est très compliqué. Alors on prend des modèles de référence, on parle d’Apple. Apple n’a pas besoin de direction marketing dans tous les pays, ils ont une direction globale au siège de la Silicon Valley et ça marche très bien. Seulement Apple a créé un produit unique, innovant, reconnu mondialement. Ce n’est pas le cas des opérateurs de tourisme qui font du tourisme comme ils le faisaient il y a plus de 30 ans !

Cela vous fait-il de la peine de voir que TUI, sensiblement dans le même cas que Thomas Cook France -peut-être un peu moins endetté- songe à vendre sa filiale française ?

Nicolas Delord : J’avoue que je comprenais ce projet avant que Thomas Cook ne chute. Mais avec cette chute, c’était pour eux un concurrent de moins. Et du coup, la pertinence de ce projet se pose. Est-ce que cela se justifie comme avant ? Moi je ne peux pas y répondre parce que je ne suis pas dans les arcanes des décisions chez TUI.

Revenons à Thomas Cook France, avec une question qui ne va pas vous faire plaisir, qui concerne le versement des prime versées à la direction. Était-il nécessaire de distribuer des primes aussi conséquentes, alors que les salariés allaient se retrouver au chômage ?

Nicolas Delord : Alors là, il s’est vraiment raconté n’importe quoi !

Je rappelle que la priorité, à partir du 23 septembre, c’est d’éviter la liquidation judiciaire.

Pourtant, les chiffres existent…

Nicolas Delord : Mais il n’y a pas eu de primes. En France, les « bonus » obéissaient à plusieurs règles. Il y avait les primes destinées au personnel commercial, tant dans les agences que pour l’équipe commerciale du tour-opérateur. Les autres types de personnel, administratif au siège ou non-commerciaux, avaient des primes « administratives », dont les montants sont fixés contractuellement. Les seules personnes habilitées à verser des primes dans le groupe étaient à la direction des ressources humaines, au siège de Londres. Ces primes-là étaient versées au mois de janvier, pour l’exercice clos au 30 septembre de l’année précédente, sur décision de l’actionnaire, en l’occurrence la DRH du groupe. Au mois de janvier 2019, il s’agissait de verser les bonus dus sur objectif pour l’exercice clos au 30 septembre 2018. L’actionnaire, compte tenu d’une situation de trésorerie tendue, a demandé à toutes les DRH des filiales s’il était envisageable de décaler le paiement des bonus 2018, payables en janvier 2019, sur le mois d’avril 2019. Compte tenu des efforts fournis par la filiale française et ses collaborateurs, nous nous sommes, la DRH et moi, opposés à ce décalage. Et nous avons convaincu le siège de payer les collaborateurs. En revanche, pour le Comex français composé de six membres, nous avons accepté d’attendre avril 2019 pour toucher nos primes. C’est ça l’histoire, il n’y en a pas d’autres. Et pour votre information, comme ces bonus étaient calculés sur les résultats du groupe, ils ont été très modestes !

Bon nombre de professionnels, des amis, des ennemis, des distributeurs, des voyagistes ont subi la chute de la filiale française. Certains sont carrément vent debout vis-à-vis de vous. Que leurs répondez-vous ?

Nicolas Delord : Ecoutez, je peux comprendre qu’il y aient des choses qui ont déplu. Mais il faut se remettre dans le contexte. Il faut quand même savoir que Nicolas Delord n’était pas Thomas Cook. Nicolas Delord était le directeur général -et en France du point de vue légal président- de la filiale française. Donc, le 23 septembre, je me retrouve avec, en caisse, de quoi tenir à peine une semaine. Je n’ai plus d’argent sur le compte en banque et je suis à la tête d’une filiale à laquelle l’actionnaire dit : « c’est fini, nous ne sommes plus une équipe, bonne chance » ! Et nous sommes une filiale qui réalise 750 millions de volume d’affaires, et 777 collaborateurs. Situation dantesque avec 11 000 passagers à destination, qui ne sont pas les bienvenus vis-à-vis des hôteliers qui n’ont pas été payés depuis le mois de juin. Il faut savoir que le règlement des hôteliers est centralisé par le groupe, en Allemagne ! Outre ces passagers à destination, nous en avions 15 000 autres sur le départ avec des TO achetés dans les agences Thomas Cook ! Bien entendu, nous avons activé immédiatement la caisse de garantie, l’APST. Et comme nous perdions immédiatement notre licence… A partir de là, on gère les choses… du mieux qu’on peut. Nous sommes parfaitement conscients que c’est loin d’être satisfaisant pour tout le monde, mais on gère les choses par priorité. Je rappelle que la priorité, à partir du 23 septembre, c’est d’éviter la liquidation judiciaire. Nous nous sommes battus pour tenter d’avoir une chance de sauver la partie.

Concrètement…

Nicolas Delord : Tout le monde s’y est mis, tant dans la gestion des franchisés, les relations avec les compagnies aériennes ou avec les hôteliers et surtout le problème majeur : rapatrier les clients, en coopération avec l’APST ! C’était loin d’être gagné et je tiens à leur rendre hommage. Mais il est vrai que beaucoup de nos « partenaires » ont cru que nous les négligions. Pas du tout, nous avons géré les priorités… vitales pour tenter de limiter la casse. Mais je rappelle aussi que, dans cette période-là ce n’est pas Nicolas Delord qui décide de tout. L’équipe de Nicolas Delord avec Nicolas Delord, assisté par des organes qui sont nommés à partir du 2 octobre, qui s’appellent les administrateurs judiciaires. Nous en avons deux au regard de la taille de l’entreprise, et toutes les décisions que nous prenons sont prises en concertation. Et nous ne négligeons aucune préoccupation. Mais on essaye de faire face au mieux dans un contexte d’urgence.

Il ne faut pas oublier que lorsque la procédure collective s’ouvre devant le tribunal de commerce le 2 octobre, nous avons 20 jours pour trouver une solution. En 20 jours, il faut qu’il y ait un projet de reprise qui puisse sauvegarder le maximum d’emplois.

Mais alors, ce projet de reprise ?

Nicolas Delord : Mais il existe et est né bien avant, en juin, lorsque l’on évoquait déjà la cession de l’entreprise. Ce projet est d’ailleurs toujours pérenne. Mais celui qui s’intéresse au projet abandonne le 14 octobre.

Le projet Ettori ?

Nicolas Delord : Non, pas du tout. Et je ne donnerai pas de nom. Mais nous étions très confiants : quelqu’un était très motivé à la reprise du TO et envisageait bien évidemment que le management accompagnerait cette reprise. Le 14 octobre, ce projet tombe à l’eau parce que l’acteur qui était intéressé renonce.

Il donne une raison de renoncer ?

Nicolas Delord : X raisons. Qu’une grosse partie de notre trésorerie, due par les tiers pour les départs de l’été, devait rentrer. Et nous avons tout fait pour la récupérer. Du coup, améliorant la trésorerie, nous avons pensé que nous obtiendrions un délai par le tribunal de commerce. Nous avons donc tenté le tout pour le tout. Hormis Ettori, qui semblait prêt, nous avons fait le tour de l’industrie. Personne n’a donné suite. C’est un peu normal, dans la mesure où c’était l’occasion de faire « tomber » un concurrent. A leur place, j’aurais sans doute fait la même chose ! On sait très bien que depuis des années, il y a trop d’offres par rapport à la demande. Mais le rôle de Nicolas Delord, ce n’est pas de se résigner à ça. C’est, au contraire, d’essayer de sauver ce qui est sauvable et de faire le tour de tous les acteurs, tous, sans exception. Donc, le 22 octobre, nous annonçons au Tribunal que le management fait une offre pour la reprise de 50 agences, sous condition suspensive de financement. Nous ne l’avons pas eu…

Il vous fallait combien ?

Nicolas Delord : La motivation c’était de sauver le maximum d’emplois. Au début, il nous fallait plus de 7 millions d’euros. En avançant, on était tombé à 4 millions, 5 c’était mieux ! Mais il n’y avait pas d’appétit de la part des investisseurs et comme nous, nous n’avions pas un rond.

Pour la suite, qui vivra verra… Je ne sais pas !

Est-ce que ce n’est pas une façon, de la part de la profession, de dire « on se débarrasse d’un concurrent et de toutes façons, on va récupérer les restes pour rien… ou pas grand-chose » ?

Nicolas Delord : Oui et non. Non puisqu’au démarrage il y a une offre issue du GIE Asha pour une valeur de 450.000€ avec le projet d’un faire une marque de distribution. Pas de volonté d’en faire un TO qui s’appelle Jet tours. Après, vient en dernière minute l’offre d’Hervé Vighier que tout le monde découvre. Ce qu’il va en faire, je n’en sais rien…

 

Le siège parisien de Thomas Cook © Linda Lainé

Pour votre défense, qu’avez-vous à dire ?

Nicolas Delord : J’ai fait, nous avons fait de notre mieux. Nous ne nous sommes pas cachés. Nous avons fait ce que nous avons pu. La politique sur les PNR, c’était très compliqué. Le président des EdV, Jean-Pierre Mas, a déclaré avoir appelé Thomas Cook à la collaboration dans ce dossier. Je lui ai répondu que j’étais prêt à lui donner les PNR « tant que nous pouvions » ! Mais il y a eu tant d’incompréhension… Mais oui, il y a eu quelques dommages. En revanche, avec les distributeurs, ça s’est plutôt bien passé et bien terminé. Certes, il y a eu des cas où il n’y avait pas de solution et ça laisse un goût amer dans la bouche ! J’espère qu’ils ne m’en tiendront pas trop rigueur.

Et maintenant ?

Nicolas Delord : Ce qui est difficile, c’est que dans des périodes pareilles, après une journée de 16h, on passe en mode « robot ». Vous rentrez à la maison, vous n’avez pas envie de parler de ça et en même temps, votre femme, vos enfants veulent savoir… Difficile !

Pour la suite, qui vivra verra… Je ne sais pas !

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