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Tahiti : le revers de la guerre des prix dans l’aérien

[TRIBUNE] Alors que l’arrivée de French Bee est un signal positif pour l’industrie touristique en Polynésie Française, l’Autorité polynésienne de la concurrence (APC) vient de rendre un avis potentiellement très dangereux pour cette fragile reprise. Spécialistes de l’économie, du tourisme et du droit de la concurrence, Sylvain Petit et Florent Venayre livrent leur analyse pour L’Echo touristique dans cette tribune.

Alors que Tahiti peine à sortir d’une longue phase de stagnation économique, l’arrivée de French Bee, desservant Papeete via Orly et San-Francisco, illustre que la relance du tourisme, principale activité économique de la destination, est en bonne voie. Par le passé, il aura fallu beaucoup de temps à Air France et à Air Tahiti Nui (ATN, la compagnie locale) pour trouver une stratégie économique leur permettant d’être rentables. Cette nouvelle concurrence, avec une compagnie low cost dont les contraintes de coûts sont donc très différentes, va redistribuer les cartes.

Une grande partie des acteurs locaux ont compris l’opportunité qu’il faut saisir. Le gouvernement local, pourtant détenteur de 85 % du capital d’ATN, a autorisé immédiatement cette arrivée. Après 15 années de stagnation, voire de régression de l’industrie touristique (avec une baisse de 30 % des arrivées de touristes entre 2001 et 2011 dont la destination ne s’est jamais remise), cette arrivée de French Bee va permettre à Tahiti d’être plus compétitive. Le pouvoir politique local espère que cela va inciter les investisseurs à revenir, comme en atteste le projet du « Village Tahitien ».

Dans l’immédiat, on observe une période de guerre des prix, ce qui n’est pas surprenant dans une telle situation. Si, à court terme, la situation est sans doute attractive pour les touristes, l’équilibre n’est pas là et il faudra du temps pour stabiliser la situation et ajuster les prix. La Polynésie est une petite destination : les infrastructures touristiques sont peu développées et les capacités d’hébergement restent à ce jour très limitées. Cette reprise du développement touristique reste par conséquent fragile.

Une accusation sévère

Dans cette situation qui invite au discernement, l’APC a publié le 14 mai un avis sur le transport aérien accompagné d’une communication orchestrée. La mise en ligne, annoncée sur Facebook à 16h23, a été suivie de près (18h50) par la publication d’un long article de Tahiti Infos accompagnée d’une interview du président de l’APC, Jacques Mérot.

Cette interview marque les esprits, parfois au détriment de la rigueur souhaitée. Ainsi, « le yield management est fait automatiquement par des ordinateurs qui changent les tarifs des milliers de fois par jour !  » : une présentation accrocheuse d’une technique pourtant connue et pratiquée depuis 30 ans dans l’aérien, le ferroviaire ou l’hôtellerie… L’Autorité indique également, concernant le code share, « qu’un jour nous pourrons aller voir le détail de ces accords et éventuellement les poursuivre« , laissant entendre que tout ne serait peut-être pas pleinement licite. Enfin, et c’est le choc de l’interview, M. Mérot déclare que : « c’est la rareté de l’offre qui cause des coûts élevés, et que cette rareté est organisée ».

L’accusation est sévère : restreindre volontairement la production pour accroître artificiellement les prix définit un cartel. C’est une infraction, également susceptible d’être réprimée aux Etats-Unis (la ligne en cause est PPT-LAX). Pleinement conscient de la gravité de l’accusation, le PDG d’ATN, au JT de Polynésie 1ère, a exhorté le lendemain Jacques Mérot à « faire son travail  » et à le poursuivre, désireux de prouver l’inexactitude des accusations.

Par un communiqué du 18 mai – et un nouveau JT le 22 mai –, l’APC a maintenu que la rareté a été « organisée  » et même « revendiquée« , tout en indiquant que ces choix pouvaient relever de stratégies individuelles et que cela ne constituait donc pas une accusation d’entente. Le professeur d’économie Christian Montet montrait dans un article du 1er juin (Tahiti Pacifique) que l’explication ne pouvait à l’évidence tenir et, le même jour, dans une nouvelle communication de la newsletter de l’APC, le terme « organisé », encombrant, disparaissait enfin.

Le prix du buzz

Il n’en reste pas moins que le buzz a très bien fonctionné. Le 24 mai, l’article de Tahiti Infos recensait plus de 32 000 lectures, ce qui est totalement inédit pour ce média. Des centaines de commentaires furieux ont été postés sur les différents réseaux sociaux. Malgré les tentatives ultérieures de l’APC pour tenter de juguler les excès initiaux, le préjudice pour les entreprises est immense.

Or l’APC a rendu un avis. Il ne s’agit pas d’une procédure contentieuse : en aucun cas l’Autorité ne peut y qualifier une pratique anticoncurrentielle puisque le contradictoire et les droits de la défense n’y sont pas respectés. La décision du Conseil d’Etat du 21 mars 2016 indique que le non-respect de la scission entre les missions consultatives et contentieuses autorise un recours en excès de pouvoir contre l’APC. Même sans recours, une éventuelle procédure contentieuse ultérieure serait mise en danger. Sur la base de ces propos accusateurs et perçus comme tels par le public, un juge pourrait bien considérer qu’il y a préjugement.

Pourquoi de tels risques ? L’avis de l’APC fait suite à une autosaisine du 18 février 2016, mais depuis plus de deux ans, le contexte a bien changé. Avec l’arrivée de French Bee sur la destination, évidemment, la mission consultative de l’Autorité perdait une grande partie, sinon tout son intérêt. D’où vraisemblablement ce désir de revenir en pleine lumière en s’immisçant dans la couverture médiatique du premier vol de French Bee (le 12 mai), avec une sortie opportune de son avis peut-être destinée à faire oublier la lenteur de son instruction.

Mais toutes les stratégies ont un coût… et celui de ce regrettable buzz est exorbitant.

Tribune rédigée par Sylvain Petit, maître de conférences en Sciences économiques, responsable pédagogique de la licence professionnelle hôtellerie/tourisme et Florent Venayre, maître de conférences, spécialiste de l’économie et du droit de la concurrence, de l’université de la Polynésie française. 

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