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E. Llop : « Mais où s’arrêteront les juges quand il s’agit des obligations des agences de voyages ? »

Dans une tribune, Emmanuelle Llop, présidente d’Equinoxe Avocats, réagit à la récente décision de justice qui relance le débat du devoir d’information de l’agence de voyages, en vertu de la directive européenne sur les voyages à forfait et du code civil.

J’ai toujours estimé qu’il était préférable de réagir « à froid » sur des décisions de justice impactant les professionnels du tourisme et surtout, lorsqu’elles leur sont plutôt défavorables, qu’il était de mon devoir en qualité de conseil plutôt expérimenté sur le sujet, de chercher pour eux des parades.

La responsabilité des agences de voyages résulte d’une obligation de résultat, en ce sens qu’il n’est pas nécessaire de qualifier la faute de l’agence pour retenir sa responsabilité. Mais évidemment, une faute caractérisée entrainera d’autant plus cette responsabilité.

Au rang des obligations des agences se trouve l’obligation d’information, qui est à mon sens au cœur de son activité et de sa compétence et qui commence dès l’offre pour se confirmer dans le contrat de voyage.

La CJUE ne cherche pas à savoir d’où provient l’erreur

Pour la Cour de Justice de l’Union Européenne (arrêt du 17 octobre 2024 Affaires jointes C-650/23 et C-705/2 »), l’organisateur de voyage (en France, souvent l’agence) est habilité à informer le consommateur passager dans le cadre d’un voyage à forfait, sur la modification ou l’annulation de son vol avant la date de départ. En effet, la règlementation européenne sur les retards, annulations et refus d’embarquement (Règlement 261/2004) et la Directive sur les Voyages à Forfait se répondent l’un l’autre. Ainsi, le voyageur à forfait peut choisir de poursuivre le transporteur ou l’agence à propos de son vol, et l’agence est habilitée à fournir au voyageur sa réservation aérienne (la « convocation aéroport »), l’informer sur la HLE ou encore organiser son transfert vers un autre vol.

Jusque-là rien de choquant, il s’agit de l’exercice quotidien du métier d’agent de voyage ou de tour-opérateur. Mais la CJUE se fonde sur ces principes pour estimer que si l’agence de voyage a communiqué au voyageur une information sur la modification ou l’annulation du vol alors que le vol a ensuite eu lieu, il s’agit d’une information constitutive d’un refus d’embarquer anticipé, à laquelle le consommateur doit pouvoir se fier sans avoir à aller interroger le transporteur.

La CJUE ne cherche pas à savoir d’où provient l’erreur et considère que c’est à la compagnie d’assumer le risque d’erreur d’information, mais qu’elle pourra toujours se retourner contre l’organisateur de voyage pour se faire rembourser ce qu’elle aura payé au passager, comme le prévoit l’article 13 du Règlement 261/2004. La Cour se fonde sur le toujours vivace souci de protection élevée du consommateur, qui n’a pas à aller solliciter la compagnie quand il a acheté un voyage à forfait. Certes.

Les agences doivent se conformer strictement à leurs obligations résultant du Code du Tourisme

Mais en pratique, si une agence reçoit une information sur la modification ou l’annulation du vol inclus dans le forfait vendu, de la part d’une source fiable (GDS, broker, agence émettrice, compagnie elle-même) et qu’elle la transmet à son client, puis que cette information se révèle obsolète mais trop tard, la compagnie pourra réclamer à l’agence de prendre en charge l’indemnisation du refus d’embarquer. Alors que la compagnie est peut-être elle-même à l’origine de cette information, que l’agence n’a pas pu inventer…

Enfin, je me suis étonnée à la lecture de cet arrêt (je rappelle que les décisions de la CJUE s’imposent à tous les juges nationaux) que l’on se place sur le terrain du refus d’embarquer dans le cadre d’un forfait. En effet, je ne saurais que trop conseiller aux agences, si un tel cas devait se produire en France, de se conformer strictement à leurs obligations résultant du Code du Tourisme : quand un vol est affecté avant le départ, il s’agit d’une modification d’un élément essentiel du contrat avant le départ. Alors l’agence doit prendre les mesures nécessaires pour que le client soit accepte la modification proposée soit choisisse une solution de remplacement soit préfère annuler son contrat de voyage.

J’ignore comment ont procédé les agences allemandes à l’origine de l’arrêt de la CJUE, mais il me semble bien téméraire quand on vend un forfait de simplement informer le client que sa réservation de vol est modifiée voire annulée ! Rester dans le cadre du forfait et s’assurer de l’accord du client pour un autre plan de vol me paraît tout de même une garantie qu’il n’ira pas réclamer une indemnité pour refus d’embarquement anticipé. Quitte ensuite pour l’agence à demander des comptes à la compagnie sur les conséquences financières que la modification ou l’annulation du vol a eu sur le terrestre du contrat de forfait. Mais c’est une autre histoire…

Le fait de vendre des prestations haut-de-gamme et personnalisé exige une obligation d’information 

En France cette fois, la Cour de Cassation (arrêt du 25 octobre 2024) s’est prononcée dans le cadre d’une situation particulière en faisant référence aux règles générales du Code Civil. En soi ce n’est pas choquant mais il se dissimule des sous-entendus à peine voilés dans cet arrêt que je ne peux que critiquer.

Dans le cadre d’un voyage sur-mesure aux USA, préparé et acheté 16 jours avant le départ pour le prix (normal mais) conséquent de 19 000 € pour deux personnes, les voyageurs qui avaient auparavant voyagé en Iran n’ont pas eu le temps matériel d’obtenir un visa à la suite du refus de leur ESTA. Ils ont poursuivi l’agence en remboursement de leur voyage, sollicitant d’abord l’avis de la MTV qui, comme le Tribunal Judiciaire, a rejeté leur demande.

La Cour d’Appel quant à elle a estimé en novembre 2022 que si l’obligation d’information générale sur les conditions de franchissement des frontières avait bien été respecté par l’agence, le fait de vendre des prestations haut-de-gamme et personnalisé exigeait une obligation d’information et de conseil spécifique. Elle avait pris soin auparavant de relever les proclamations marketées par l’agence sur son site (« start-up success story » du voyage sur mesure, garantie de « voyager l’esprit libre »), le prix élevé des prestations et la date rapprochée du départ.

Un lien direct entre l’information et le contenu du contrat

La Cour en tire la conclusion que l’agence a donc une obligation de conseil que je qualifierai de « renforcée » en s’assurant notamment de la situation des clients et des mentions sur leurs passeports, car elle connaissait bien les restrictions à l’entrée des USA. La Cour d’Appel condamne donc l’agence pour avoir fait perdre aux clients la chance d’avoir obtenu leur visa à temps, et chiffre cette perte de chance à 19.000 €.

La Cour de Cassation, qui juge en droit seulement, ne pouvait décemment pas s’engager sur le même terrain des seules obligations renforcées à la charge d’une agence sur-mesuriste dont la prestation d’un prix élevé a été vendue à quelques jours du départ. C’est la raison pour laquelle elle rappelle que la Directive sur les Voyages à forfait (transposée dans notre Code du Tourisme) laisse la place au droit national général des contrats qu’elle ne traite pas : le droit du tourisme est un droit spécial mais repose sur le Code Civil pour ce qui concerne la formation du contrat de voyage et la manifestation du consentement du client. La Cour procède par une « substitution du motif de pur droit » à ceux que les juges d’appel avaient utilisés.

La Cour de Cassation ajoute donc à l’obligation d’information générale des opérateurs touristiques, résultant de l’article L.211-8 et R.211-4 du Code du Tourisme sur les conditions de franchissement des frontières vers le pays de destination et plus précisément les conditions applicables aux passeports et aux visas et à la durée approximative d’obtention des visas, l’obligation de tout contractant d’informer l’autre partie d’une information dont il aurait connaissance et qui est déterminante à son consentement. Il s’agit donc d’informer l’autre partie au contrat qui ignore légitimement cette information ou qui fait confiance à son cocontractant. Et la Cour de préciser qu’une information déterminante est une information ayant un lien direct et nécessaire avec le contenu du contrat ou la qualité des parties.

Un arrêt « d’espèce » critiquable à deux niveaux

Mais parvenir à sa conclusion, la Cour de Cassation se fonde également sur le cas particulier d’une agence haut-de-gamme, du voyage onéreux et de la date rapprochée du départ relevé par les juges d’appel : les prestations ont été spécialement conçues pour ces clients pour une date de départ proche et par conséquent, l’agence se devait de vérifier les passeports à propos des mentions (sur un voyage antérieur en Iran) et s’assurer que l’ESTA était possible compte tenu de la situation des clients, puis devait les informer sur les délais pour les démarches visa. Le risque de ne pas obtenir le visa en raison de la date rapprochée du départ est ici l’information déterminante : en n’alertant pas ses clients, l’agence a commis une faute qui engage sa responsabilité. Elle devra en indemniser les clients, pour le montant de 19.000 € ordonnée en appel.

A mon sens, il s’agit d’un arrêt « d’espèce » critiquable à deux niveaux : tout d’abord, il semble entériner le fait qu’il existe deux poids/deux mesure en matière d’obligation d’information sur les informations déterminantes. Seule une agence haut-de-gamme doit donc rendre un service ++ et personnalisé aux clients CSP+ ? Cela signifierait-il qu’une agence « classique » pourrait être moins précise dans ses informations ? La date de départ aurait elle aussi une influence sur cette obligation ? Voire le prix du voyage ?

La justice se met, elle aussi, à faire du sur-mesure

Ensuite, la Cour crée l’obligation pour les agences sur-mesuristes de vérifier les passeports de ses clients : mais à aucun moment cette obligation, qui ne relève absolument pas de la vérification du consentement selon le Code Civil, n’est stipulée dans le Code du Tourisme ! Le conseil d’une agence ne peut s’exercer que si le client lui fournit des renseignements : un client qui tait sa nationalité, ses voyages antérieurs dans des pays interdits, sa situation de handicap, son grand âge ou autre ne permet pas à son agence de le conseiller utilement. Voyage de luxe ou non.

Le client ne devrait pas pouvoir poursuivre l’agence s’il ne peut réaliser le voyage, d’autant que les obligations d’informations spécifiques au pays de destination et aux exigences du voyage (groupe, langue, accès PMR) lui auront été communiquées au préalable. Je suppose que dans cette affaire, compte tenu de la qualité de l’agence, les informations données au client précisaient clairement les pays interdits pour entrer aux USA, ainsi que la durée approximative d’obtention d’un visa au lieu d’un ESTA. A mon sens, cela doit suffire pour caractériser le respect de ses obligations d’information par l’agence, luxe ou non, sauf si elle s’est engagée expressément dans son contrat à gérer les formalités pour le compte de son client : dans ce cas, elle ajoute à ses responsabilités et doit assumer tout manquement éventuel (ce que font souvent les groupistes par exemple). Mais annoncer sur son site qu’on est une agence renommée depuis dix ans sur le voyage sur-mesure ne constitue certainement pas un tel engagement. Et comme me le glisse fort justement ma collaboratrice Ines Chabaa: « alors maintenant c’est la justice qui fait du sur-mesure ? » !

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