[Tribune de Julien Buot] 2025 à l’heure du « backlash » et du tourisme dégénératif
L’année ne pouvait pas commencer beaucoup plus mal pour l’idée d’un tourisme durable. « Et si on reconstruisait Gaza en mode french riviera sans les Gazaouis ? » Cette provocation de Donald Trump fraîchement élu fait passer le « backlash »* écologique et social pour un épiphénomène. Alors que certains fantasment sur l’idée d’un tourisme régénératif, ne devrions-nous pas nous inquiéter d’un tourisme qui participe à la dégénérescence des écosystèmes et de l’humanité ? C’est la question que pose Julien Buot, directeur d’ATR, dans cette nouvelle tribune.
Les attaques injustes contre l’Ademe et l’Office national de la biodiversité (ONB), des piliers incontournables pour faire de la France la première destination durable en 2030, font pâle figure face aux premières mesures du président américain. Les réactions des conservateurs face au progrès de l’écologie et des droits des minorités en Europe et dans le monde avaient déjà marqué un coup d’arrêt pour des sociétés accordant plus de place à la transition, la science, la culture, l’éducation, les écosystèmes, la diversité, les femmes, la communauté LGBT+, l’aide au développement, le handicap, l’étranger…
Tourisme sans conscience n’est que ruine du voyage.
Sans même parler de tourisme durable, devons-nous oublier toute dignité et assumer un tourisme « dégénératif », avec des œillères, qui ne contribuent ni au développement durable ni à la paix dans le monde ? Comment parler d’hospitalité dans un monde inhospitalier ? Quel sens donner au mot voyage à l’heure de la post vérité, d’un retour en arrière sans précédent en matière de droits humains et à l’aube d’une possible troisième guerre mondiale ? Peut-on vraiment démontrer que le tourisme est un outil de lutte contre la sixième extinction de masse qui menace l’avenir de l’humanité ?
Je n’appelle pas à « canceler » le tourisme régénératif mais qui peut raisonnablement prétendre proposer un tourisme qui régénère les écosystèmes ? Ce serait déjà bien si le tourisme durable pouvait clouer le bec à celles et ceux qui se complaisent à dénoncer le « wokisme ». Car, oui, le tourisme peut et doit participer à la lutte contre les injustices et les discriminations subies par les minorités ethniques, sexuelles ou religieuses. Oui, le tourisme peut contribuer au respect de la planète et de ses habitants. Encore faut-il en faire la démonstration et ne pas se contenter de (trop) belles incantations.
Le tourisme (durable), passeport pour la paix ?
Il est loin le temps où Voyageurs du Monde faisait les grands titres avec son offre de voyages pour la paix en Israël et Palestine, et où les agences de treks proposaient de parcourir les chemins de l’espoir sur les sentiers d’Abraham. Aujourd’hui, en prolongement de la Coupe du monde de football au Qatar (avec au compteur des centaines de travailleurs migrants morts dans la construction des stades), on met le cap sans complexes sur Dubaï, Abu Dhabi, ou l’Arabie saoudite, là où se décide le sinistre sort de journalistes comme le turc Jamal Khashoggi, là où se négocie une drôle de paix entre Russes et Américains, sans les Ukrainiens ni les Européens.

En 2014, à l’occasion du 70e anniversaire du Débarquement, on avait tenté le « format Normandie », concept diplomatique réunissant deux belligérants autour d’une table entourés de deux médiateurs. Petro Porochenko et Vladimir Poutine avaient alors été invités à s’entendre par François Hollande et Angela Merkel. Cette tentative de conciliation était proposée par deux pays au cœur des deux guerres mondiales du XXe siècle, réconciliés depuis 1945 et piliers de la construction européenne. C’était le monde d’avant, une expression qu’on utilisait depuis 2020 pour qualifier la période d’avant le coronavirus et qu’on peut désormais utiliser aussi pour qualifier la période précédant le deuxième mandat de Donald Trump à la maison blanche et qui pourrait faire passer la pandémie pour un parcours de santé.
En 2017, j’écrivais pour le Comité 21 cet article « Tourisme durable, passeport pour la paix ». C’était l’année internationale du tourisme durable pour le développement et je constatais que le 16e des 17 objectifs de développement durable des Nations Unies était le parent pauvre des acteurs du tourisme pourtant engagés dans la responsabilité sociétale de leurs organisations. En 2019, lors du Forum Mondial Normandie pour la Paix, le débat sur les vertus pacifiques des voyages avait tourné un peu court.
Si l’on peut facilement démontrer que le tourisme a besoin de paix pour prospérer, peut-on vraiment démontrer que le tourisme est facteur de paix ? Pas n’importe quel tourisme en tout cas ! Les parties prenantes d’un tourisme durable se contentent trop souvent de slogans et d’incantations sans réelle démonstration de la contribution des voyages au développement durable, sans chiffrage de leurs impacts positifs sensés « compenser » d’indéniables effets négatifs, au premier rang desquels son bilan carbone.
La même année, Greta Thunberg était venue en Normandie pour recevoir le prix liberté décerné par un jury de jeunes du monde entier. Il avait été remis par Léon Gautier, vétéran français du commando Kieffer, qui débarqua le 6 juin 1944 sur Sword Beach et Charles Norman Shay, aide-soignant militaire américain d’origine amérindienne, qui débarqua le même jour à Omaha Beach. Un beau symbole intergénérationnel pour un tourisme au service de la paix et de l’écologie.
Les (fausses) promesses du tourisme régénératif
Dans ce contexte, que penser de l’utilisation abusive du terme de tourisme régénératif désormais à la mode et parfois utilisé pour ringardiser le tourisme durable ? Ne sommes-nous pas plutôt dans une escalade vers un tourisme dégénératif ? Que dire de l’héritage du 80e anniversaire du Débarquement et des Jeux olympiques et paralympiques et quel organisme indépendant en fait une évaluation « objective » ?
Et si on faisait de la Crimée un nouvel eldorado du tourisme post guerre en Ukraine ? Et si Tchernobyl (re)devenait un grand spot du « dark tourisme » ? Et si on retournait en Corée du Nord, qui ne fait pas qu’envoyer des soldats servir de chair à canon en Europe, mais reçoit aussi des touristes dont certains rendus célèbres par l’émission Striptease ? Et si on continuait d’aller en Birmanie malgré le massacre des Rohingyas sans s’intéresser aux recommandations des ONG comme Info Birmanie.
Et si on mettait sous silence le rétablissement de la peine de mort pour les mineurs aux Maldives depuis 2014, sans parler non plus des îles poubelles et du risque d’engloutissement de ses atolls avant la fin du XXIe siècle ? Et si on continuait d’enterrer les vies de nos jeunes garçons à Budapest sans rien dire du régime de Viktor Orban ? Et si on partait bronzer idiot en Sicile à quelques encablures de Lampedusa en omettant de souligner les errements de Giorgia Meloni ? Et si on allait profiter des pyramides d’Égypte sous la dictature du général Abdel Fattah al-Sissi ?
Et si on prenait l’avion pour déguster de bonnes grillades de bœuf lors d’un assado décomplexé sous l’ère de Javier Milei ? Et si on mettait le cap sur le sud algérien pour profiter du plus beau désert du monde sans se soucier des relations diplomatiques entre la France et l’Algérie ? Et quel sera le positionnement de la destination France si le RN prend les rênes ? Comment va évoluer la stratégie de développement touristique et la politique migratoire de l’Allemagne avec l’AfD aux portes du pouvoir ? Ces exemples provocateurs ne sont pas tous à mettre dans le même panier.
Car si le tourisme est une forme de média, le boycott peut s’apparenter à une forme de censure et ne pas faire avancer le schmilblick, bien au contraire. Les voyages peuvent servir de fenêtre pour les hôtes qu’il s’agisse des touristes ou de celles et ceux qui les accueillent ; une fenêtre plus ou moins ouverte sur le monde mais souvent propice au dialogue en humanité. Là encore, tout dépend comment le tourisme est pratiqué et par qui le voyage est organisé. Tourisme sans conscience n’est que ruine du voyage.
Au-delà de la géopolitique, que dire de l’accélération du changement climatique, dont les effets ont encore été ressentis récemment, de Valence en Espagne à Redon en Bretagne, de Saint-Denis à La Réunion aux stations de moyenne montagne dans les Alpes ? Loin de se décarboner, le tourisme poursuit son ascension en termes d’émissions de gaz à effet de serre. L’usage déraisonnable de l’IA dans le secteur du tourisme ne va pas arranger la facture énergétique du secteur.
Comment Edgar Grospiron, spécialiste du ski à bosses et de l’entreprenariat, va-t-il s’y prendre pour réaliser le grand écart entre des Jeux olympiques d’hiver 2030 écologiques et la facture énergétique des canons à neige et des camions de neige ? Et que dire des circuits « événements du monde » comme les week-ends pour assister aux Grand Prix de Formule 1 ou le développement des offres de tour du monde en jet privé ?
Oui, le tourisme peut contribuer au respect de la planète et de ses habitants.
Comment le tourisme spatial ou du moins sa déclinaison « stratosphérique » considère-t-il sa contribution à l’affichage indécent des inégalités et au dérèglement climatique. Quel est l’intensité carbone de ces offres indécentes au regard de celle d’une semaine d’un simple citoyen qui part à quelques centaines de kilomètres de son domicile quelques jours par an sur le littoral français ? Que penser du voyagiste spécialiste des expéditions commerciales qui propose de gravir l’Everest en moins d’une semaine grâce à un gaz dopant pour 150 000 euros ? Qu’en diraient Inoxtag et Nadir Dendoune, ces « tocards » partis grimper sur le toit du monde avec des ascensions de plus d’un mois ?
Vers un tourisme moins dégénératif ?
Revenons-en aux promesses du tourisme régénératif. Qui veut partir pour le Texas pour régénérer la nature après l’exploitation des puits de pétrole, avec une vue sur les rampes de lancement (et d’atterrissage) des fusées d’Elon Musk ? Qui veut décoller pour Los Angeles pour régénérer la biodiversité autour des villas d’Hollywood après les mégafeux dévastateurs ? Qui veut mettre le cap sur Washington pour régénérer la démocratie après l’assaut du Capitole en 2021 puis la deuxième investiture de Donald Trump le 20 janvier 2025 ?
Qui veut mettre le cap sur New York et régénérer le cours de l’action Tesla à Wall Street ? Le tourisme régénératif est un concept sacrément exigeant, une promesse difficile à honorer, à moins de l’interpréter de manière (trop) souple et d’en faire un synonyme de tourisme durable voire de tourisme « green (-washing) ». J’animais la table ronde sur le tourisme régénératif de l’édition 2024 du Place Marketing Forum. Nous avons alors projeté ce schéma qui fait bien la différence entre tourisme « conventionnel » à impact négatif et tourisme « régénératif » à impact positif, plaçant le tourisme durable à un niveau intermédiaire, humble.
La Convention des Entreprises pour le Climat écrit ceci : « Régénérer, c’est aller au-delà de la réduction d’impacts négatifs ou de leur neutralisation pour s’engager vers la génération d’impacts positifs nets pour les écosystèmes et la société ». Je rejoins ici l’analyse du camarade Guillaume Cromer dans un des derniers cahiers tendances tourisme de Paris & Co : « Attention à ne pas vouloir réinventer l’eau tiède juste par différenciation marketing ». Le tourisme durable est un palier, un point d’équilibre. Ce serait bien si tous les acteurs pouvaient déjà en faire la démonstration. De là à évaluer qu’un voyage fait plus de bien que de mal, si l’ambition est belle, la marche paraît très haute pour la très grande majorité des organisations.
C’est bien de viser la lune mais ne vaut-il pas mieux pas rester sur terre et garantir sa viabilité ? Depuis l’île de Ré, amenée à (re)devenir un archipel, dans un des derniers épisodes de l’émission CO2 mon amour de l’ami Denis Cheissoux, Allain Bougrain-Dubourg, président de la Ligue de Protection des Oiseaux, citait Albert Einstein : « Le monde est dangereux à vivre ! Non pas tant à cause de ceux qui font le mal, mais à cause de ceux qui regardent et laissent faire ». Et si c’était ça la raison d’être du tourisme : que tout le monde regarde et que plus personne ne laisse faire ! On s’en causera, c’est sûr, sur la 6e édition du forum A World For Travel, organisée cette année à Paris les 30 et 31 octobre.
Julien Buot, directeur d’Agir pour un Tourisme Responsable (ATR) et secrétaire des Acteurs du Tourisme Durable (ATD)