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Saskia Cousin et Prosper Wanner : sommes-nous hospitaliers ? (2e partie)

Faut-il se méfier du voyageur comme d’un potentiel ennemi ? D’exiger qu’il ne soit « personne » ? Et avec quel contre-don ?

Cette tribune de Saskia Cousin et Prosper Wanner, respectivement professeure de sociologie et maître de conférences en médiation culturelle, est la suite de cette première partie.

Le débat divise celles et ceux qui envisagent tout échange marchand comme une corruption de la relation d’hospitalité et celles et ceux qui considèrent que cet échange n’empêche pas la relation d’hospitalité (Cinotti, 2014). Postuler cet empêchement serait comme si « les médecins ne [pouvaient] pas être dits compatissants avec leurs malades du fait qu’ils sont rétribués pour soigner ceux-ci » (Telfer, 2000). Le développement du tourisme est parfois même qualifié de responsable de « la mort de l’hospitalité comme forme essentielle de socialisation » (Scheou, 2009). La mainmise de l’hospitalité-marché sur les dispositifs d’accueil substituerait à l’appât du lien, propre au don, l’appât du bien marchand (Chanial, Gauthier, Robertson, 2019). Et avec l’économie collaborative, nous serions dans la marchandisation de l’hospitalité (Anspach, 2019).

Ce discours n’est pas nouveau et de nombreux auteurs, comme Diderot, D’Alembert ou Gaubert déploraient déjà au XVIIIe siècle que l’hospitalité soit devenue un commerce (Scheou, 2009). Montesquieu et Jaucourt se demandaient  : « L’esprit d’hospitalité est-il soluble dans l’esprit de commerce ? » (Chanial, Gauthier, Robertson, 2019). En sciences sociales, l’accueil et la libre circulation dont bénéficient les touristes sont mis au regard des freins à la mobilité d’autres personnes de passage que sont les migrants et les réfugiés (Bauman, 1999, Boniface, 2007, Cousin, 2009).

Et qu’en est-il dans le quotidien de celles et ceux qui exercent l’hospitalité dans un cadre touristique ? Comment identifier, compter, cibler, désirer, protéger, taxer les visiteurs ? Au-delà de cet « idiot du voyage » et ce « soldat inconnu » dont parle Jean-Didier Urbain, qui est catégorisé fiscalement, légalement, statistiquement comme un touriste ? De qui le Code du tourisme est-il protecteur ? Qui est la cible des campagnes de marketing touristique ? Qui paye la taxe de séjour et bénéficie en retour des services induits par cette taxe ? Qui a le droit au visa tourisme ? Qui est le voyageur désiré des élus comme du secteur touristique ? Et quid des autres voyageurs, au-delà des touristes ?

Quand l’OMT définit la notion de « touriste »

Si personne ne s’est soucié au XIXe siècle de définir cette catégorie de voyageur (Boyer, 1999), sa première définition pratique à l’international a été adoptée juste après la crise de 1929, peu après l’adoption du premier passeport international, dit « Nansen ». Cette nouvelle catégorie normative de voyageur est définitivement adoptée par l’ONU en 1963 à Rome et en 2008. L’OMT publie une note de 152 pages pour préciser qui compte comme touriste (1).

Le touriste y est défini « davantage par ce qu’il n’est pas que par ce qu’il est – ce n’est pas la maison et ce n’est pas le travail » (O’Reilly, 2000). Le touriste est celui qui voyage sans chercher un travail, de l’assistance ou une résidence et qui est classé selon son panier moyen de dépense touristique. Il est reconnu fiscalement (taxe de séjour), légalement (visa), statistiquement (panier moyen, entrées), commercialement (marketing), économiquement (revenu management) et socialement. Les conditions de son hospitalité font l’objet d’un code spécifique, le Code du tourisme, dont la France est le premier pays à s’en être doté.

« Le touriste est celui qui voyage sans chercher un travail, de l’assistance ou une résidence et qui est classé selon son panier moyen de dépense touristique »

Mais alors qui sont ces « autres voyageurs » qui ne comptent pas comme touristes ? Combien sont-ils ? Et qui se soucie d’eux ?

La guide de 2008 de l’OMT définit de manière très précise ces « autres voyageurs » qui viennent sur place pour travailler, résider ou chercher assistance. Ce sont en France les saisonniers du tourisme et de l’agriculture (1 000 000), les apprentis (400  000), les travailleurs détachés (260 000), les services civiques (200 000), les étudiants (250 000 peinent à trouver un logement), les gens du voyage (300 000), les indispensables mis à l’abri (50 000 par nuit dans le Grand Paris), les artistes en résidence ou en déplacement, les aidants qui accompagnent leurs proches dans des centres hospitaliers de plus en plus éloignés, les demandeurs d’asile, les personnes en transit, les stagiaires et les salariés détachés loin de leur domicile…

Durée du séjour : une notion capitale

Face aux 90 millions de touristes étrangers en France avant la crise, leur nombre peut sembler relativement moindre sauf si on regarde ces données plutôt sous l’angle de la durée des séjours. Si les touristes étrangers séjournent en France en moyenne 2,6 jours dans une même destination et les Français en vacances 8,9 jours, les séjours des saisonniers sont en moyenne de deux mois, ceux des travailleurs détachés de 101 jours, ceux des stagiaires de 114 jours, ceux des étudiants de 270 jours et les mises à l’abri d’une année.

Il en va de même si on regarde ces données sous l’angle des professionnels du tourisme qui pour certains accueillent les autres voyageurs de longue date. Certains ont pu résister économiquement aux périodes de confinement grâce à l’accueil de ces autres voyageurs. D’autres en font même leur modèle économique comme par la Maison Saint-Charles du réseau Habitat et Humanisme à Paris qui propose aux côtés des sœurs résidentes l’hospitalité dans des chambres d’hôtes aux tarifs accessibles, de l’habitat social intergénérationnel, des salles de travail et un jardin partagé.

La résilience économique n’est pas leur seule motivation. Dans un contexte de grande démission et de recherche de sens post-Covid-19, l’accueil des autres voyageurs permet de consacrer plus de temps à la relation qu’au nettoyage des chambres et au check-in/check-out. Cette qualité de la relation est parfois au centre des projets d’entreprise comme au Zazie Hôtel, unique hôtel d’insertion en France. La mixité sociale est au fondement des auberges de jeunesse comme l’illustrent les auberges de jeunesse de Charente-Maritime qui accueillent aux côtés des jeunes en vacances, des sportifs, des groupes, des séminaires des entreprises locales, des étudiants en attente de logement, des réfugiés d’Ukraine, des mineurs isolés et des personnes en situation de handicap.

40 % des Français ne partent pas en vacances

A contrario, face au manque de places croissant et récurrent, celles et ceux qui accueillent les autres voyageurs – foyers de jeunes travailleurs, résidences étudiantes, centre d’hébergement d’urgence, Maison des Parents, Maison des Saisonniers – proposent de la médiation locative aux hébergeurs privés et aux professionnels du tourisme. L’Etat met en place des dispositifs d’accueil comme récemment avec le programme « hôpital hospitalier » pour l’accueil des femmes enceintes et de leurs proches résidant à plus de 45 minutes d’un centre hospitalier. Le maire de Marseille a fait appel aux hébergeurs touristiques pour loger les familles déplacées suite au drame de la rue Tivoli. Chaque nuit plus de 50 000 personnes sont mises à l’abri à l’hôtel dans le grand Paris grâce à des conventions entre l’état et des hôteliers.

Au-delà des professionnels de l’accueil, des destinations se soucient de plus en plus de l’accueil des autres personnes de passage. Elles commanditent des études pour anticiper de futurs confinements et rendre leur économie moins dépendante au tourisme international. Elles cherchent à répondre à une crise du logement qui fragilise leur développement économique avec des entreprises locales qui peinent à loger leurs propres salariés et apprentis tout comme les universités leurs étudiants. Dans certaines zones touristiques, faute d’accès au logement, des résidents demandent plus de régulation des locations touristiques. Une inconnue est l’impact qu’aura dans l’avenir cette situation sur le renouvellement de la population de certaines villes et campagnes. 

A l’image du Comité régional du tourisme d’Occitanie, le droit au départ en vacances des résidents les moins favorisés semble redevenir une priorité des politiques publiques dans un contexte post-confinement où 40 % des Français ne partent pas en vacances. Enfin, c’est simplement une question d’humanité que d’accueillir dignement toutes les personnes de passage et de s’y préparer avec l’augmentation des mobilités voulues comme subies qu’entraînent l’accroissement des inégalités et le réchauffement climatique.

Quels sont ces freins à un accueil digne de toutes les personnes de passage ?

Le développement touristique s’accompagne d’une montée en gamme généralisée des conditions d’accueil touristique couplée à une descente en gamme des conditions d’accueil des autres voyageurs. En à peine dix ans, le nombre de chambres d’hôtel haut de gamme est passé de 10 % à 25  % du parc hôtelier. à Marseille, les chambres une étoile ont quasiment disparu en dix ans alors qu’elles étaient plus d’un millier quand dans le même temps le nombre de chambres 4 étoiles a quasiment triplé pour atteindre le nombre de 2 400.

Le tourisme social et les campings montent eux aussi en gamme. Cette montée en gamme est facilitée ces dernières années par un système de classement moins exigeant, des aides au départ moins ciblées (le tourisme « social » ne représente que 5 % des dépenses des comités d’entreprise) et une politique
d’attractivité touristique offensive (objectif 100 millions de touristes par an). Parallèlement 250 000 étudiants ont des difficultés à se loger à chaque rentrée et doivent de plus en plus partager leurs chambres tout comme les saisonniers à qui il est parfois proposé de se loger dans des containers. Sans oublier les habitants des zones touristiques tendues qui s’organisent en réseau national face au mal logement. 

« Des assises de l’hospitalité auraient comme avantage d’anticiper les tensions à venir quand le nombre de touristes augmente tout comme le nombre des autres personnes de passage, et ce alors que la crise foncière s’accentue. »

A cette montée en gamme s’ajoute un calcul des tarifs de plus en plus automatisé et déshumanisé par des algorithmes et des logiques de revenu management. Le calcul automatique des tarifs se base sur des critères essentiellement touristiques comme la saisonnalité, le niveau de confort ou la géolocalisation. Le forfait mutualiste d’un aidant, la longue durée d’un séjour pour un stagiaire, la date de fin approximative d’un séjour d’aidant accompagnant un proche hospitalisé tout comme la condition sociale pour une mise à l’abri ne font pas partie des critères de calcul.

La relation se résume souvent à un tunnel de paiement qui demande de payer son séjour avant de pouvoir discuter directement avec son hôte et partager sa situation. Les opérations de check-in/check-out, de plus en plus automatisées et sous-traitées par les professionnels, aboutit à une relation sans relation. Les algorithmiques des plateformes tout comme les systèmes de classement des hébergements touristiques sont centrés sur les seuls critères de confort et ignorent le réconfort qu’offrent les bénévoles des Maisons des Parents, les travailleurs sociaux aux jeunes travailleurs, les référents du Crous et les volontaires au sein des associations caritatives. à cela s’ajoute une collecte automatisée et systématique de la taxe de séjour comme sur Airbnb auprès des autres voyageurs qui en sont pourtant exonérés de par la loi. Ce qui fait l’hospitalité, le commun, le contributif, la commensalité, la relation directe, le partage du chez-soi, sont ignorés et ceux qui les proposent comme les auberges de jeunesse, les accueils paysans et encore quelques acteurs du tourisme social peinent à être visibles et à faire valoir leurs spécificités.

Pour des assises de l’hospitalité

Il a fallu le prétexte de l’organisation de la convention nationale du réseau ADN Tourisme sur le thème de l’hospitalité à Tours pour que l’équipe de l’office du tourisme de la ville traverse la rue et aille rencontrer celle du plus vieux foyer de jeunes travailleurs de France, juste en face. Le clivage n’est pas qu’universitaire entre l’hospitalité qui relèverait du social et l’hospitalité qui serait purement économique. Dans les collectivités locales, l’accueil touristique relève des services économiques quand l’accueil des autres voyageurs relève du social ou de l’urbanisme. Les nombreux observatoires du tourisme ignorent dans leur convention de calcul les autres personnes de passage tous comme celles et ceux qui les accueillent. Seuls les professionnels de l’accueil touristique siègent au sein des organismes de gestion de destination et décident de l’usage de la taxe de séjour. Cela n’a pas toujours était le cas, notamment au sein des syndicats d’initiative, où les résidents restaient majoritaires. 

A titre d’exemple, qui se soucie actuellement en vue des Jeux olympiques de l’accueil digne des autres voyageurs à Paris en 2024 ? 2 400 places d’accueil d’urgence en hôtel ont été supprimées déjà en 2022 et l’annonce a été faite que des logements des étudiants boursiers en Île-de-France vont être réquisitionnés pendant les Jeux olympiques de Paris.

Des assises de l’hospitalité auraient comme avantage d’anticiper les tensions à venir quand le nombre de touristes augmente tout comme le nombre des autres personnes de passage, et ce alors que la crise foncière s’accentue. Elles pourraient partir du recensement dynamique de toutes les personnes de passage sur une destination, d’une cartographie des tiers de confiance et des dispositifs d’accueil existant et d’une étude des modèles économique d’hospitalité existant. Elles pourraient déboucher sur des offres d’accompagnement des professionnels à l’hospitalité d’une diversité de personne de passage, sur le développement d’interfaces numériques adaptées et sur l’ouverture des organismes de gestion des destinations à toutes les personnes concernées par l’accueil digne des personnes de passage.

ADN Tourisme a pris comme engagement dans son manifeste pour un tourisme responsable « l’élargissement de la notion d’accueil touristique à celle d’hospitalité pour inclure, sans distinction, résidents, visiteurs et voyageurs  ». Le réseau a présenté à Tours sa charte nationale de l’hospitalité qui prône l’ouverture à « 360° là pour tous ». Espérons que nous n’aurons bientôt plus de souci à nous faire quant à l’accueil digne des personnes de passage, « du touriste au vagabond ».

[1] Recommandations internationales sur les statistiques du tourisme 2008. OMT.

 

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