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Saskia Cousin et Prosper Wanner : sommes-nous hospitaliers ? (1ère partie)

Les 11 et 12 mai 2023, la ville de Tours a accueilli la deuxième convention nationale du réseau ADN Tourisme sur le thème de l’hospitalité. Qu’est-ce que l’hospitalité ? De quoi parle-t-on ? Comment penser ensemble ses mythes et ses réalités contemporaines, ses invariants anthropologiques et son actualité sociale et économique ?

Une tribune de Saskia Cousin et Prosper Wanner, respectivement professeure de sociologie et maître de conférences en médiation culturelle.

L’hospitalité et l’hostilité (hospes/hostis) partagent les mêmes étymologies. « Hostis », l’hôte, donne « hostes », l’étranger, mais aussi « hostis », l’ennemi, ou encore otage ou hostie – sacrifice. Hospes, c’est « hostis + posis »/« potere » qui exprime la puissance(1).

L’hospitalité est donc un art, l’art de recevoir l’autre, mais aussi, surtout, l’art de transformer un étranger potentiellement hostile en hôte, en allié, en ami, qui vous recevra à son tour, lui, ses parents ou ses descendants. En bref, l’hospitalité empêche l’hostilité et garantit, à travers la dette ainsi créée, la poursuite d’une relation sociale.

L’hospitalité est aux fondements de toutes les civilisations humaines. Elle permet à l’étranger, au voyageur, d’être accueilli. Depuis la nuit des temps, des gens ont voyagé. C’est parce qu’ils ont été accueillis que les clans familiaux se sont agrandis, ont fait communauté, puis société. Sans hôte pour l’accueillir, il n’y a pas de voyageur.

Ces hôtes ne sont pas forcément humains – on parle de nature hospitalière par exemple -, mais le voyageur ne survit pas sans un hôte accueillant ou qu’il sait rendre tel. L’hospitalité envers l’étranger est une obligation d’honneur, un synonyme de civilisation. Cette hospitalité a souvent été présentée comme « inconditionnelle » parce qu’elle obéit à des lois non-humaines : accueillir l’étranger, c’est accueillir les dieux, les ancêtres.

Cette hospitalité est régie par des règles dont l’universalité relève le caractère anthropologique : le don de l’eau, le gîte et le couvert, les espaces réservés, les trois jours de refuge, l’absence de question le premier soir, le contre-don de récit et/ou d’accueil par le voyageur, les cadeaux de départ.

Ulysse et l’hospitalité antique

Comme dans toute civilisation, l’hospitalité est au coeur de l’histoire, de la pensée et de l’imaginaire européen. Les lois de l’hospitalité existent partout dans l’Antiquité, et sont au coeur de la pensée grecque ; thémis xeinon, la xenia, a donné les termes xénophile et xénophobe.

L’Odyssée d’Homère en est la trace la plus connue. Lorsqu’il échappe aux monstres marins (Scylla, sirènes..) et accoste avec ses marins, Ulysse se demande chaque fois : « Ceux-là sont-ils civilisés ? ». C’est-dire : « Sont-ils hospitaliers ? » Le héros et le lecteur sont toujours situés du point du vue du voyageur. Regardons qui sont les hôtes.

Ceux qui refusent l’hospitalité sont des monstres – le Cyclope et les Lestrygons dévorent les marins. Ulysse survit en niant son identité : « Je suis personne ». Celles qui accueillent Ulysse sont des femmes. Comme dans l’immense majorité des mythologies fondatrices, elles incarnent les peuples autochtones et donc l’hospitalité, tandis que les étrangers, les voyageurs sont toujours présentés comme des hommes.

« L’hospitalité empêche l’hostilité et garantit, à travers la dette ainsi créée, la poursuite d’une relation sociale »

Même si ce sont des communautés qui accueillent, des groupes qui voyagent, cette distinction mythologique dans le genre a une visée anthropologique : elle vise à affirmer la nécessité de l’alliance. Dans l’Odyssée, trois modalités d’accueil sont à l’oeuvre. La magicienne Circé incarne les forces de la nature et de la surnature, le destin animal de l’homme ne sachant pas résister à ses instincts (le devenir porcs des marins libidineux).

La nymphe Calypso est l’amoureuse, elle retient en otage Ulysse sept ans : l’amour est la plus longue séquestration d’Ulysse. Il n’est libéré que par l’intervention des dieux de l’Olympe et laisse aux deux héroïnes des enfants, une alliance et le contre-don d’une descendance donc.

Enfin, Nausicaa, princesse des Phéaciens, incarne les lois, règles et codes de l’hospitalité considérée comme désirable : accueillir, reconnaître, accompagner l’hôte. Le laisser partir. Nausicaa rencontre Ulysse alors qu’il est nu, sale, seul sur une plage. Elle le mène à son père Alcinoos, roi des Phéaciens.

Ce dernier le convie à sa table : « Salut étranger ! Chez nous, tu seras traité en ami. Ensuite, lorsque tu auras fini ton repas, tu nous diras ce qu’il te faut » (Homère, Odyssée, 1, 123-124). Le roi de Phéacie aide le roi d’Ithaque à rentrer chez lui. In fine, ce sont presque des voisins. Ulysse est certes un étranger, mais se situe dans une altérité de proximité.

Don contre-don

L’hospitalité traditionnelle implique un don-contre-don. Le contre-don du voyageur est l’obligation d’accueillir en retour, souvent au moyen d’un pacte scellé par une pièce d’argile brisée, que l’on nomme, dans le monde celtibère, « symbolon ». L’autre contre-don, plus immédiat, mais tout aussi universel, est le récit qu’offre le voyageur.

Il apporte les nouvelles du monde, de son monde. L’hospitalité traditionnelle, basée sur le don-contre-don, s’organise à travers des espaces délimités, des offrandes dédiées, des temps spécifiques partagés par très un grand nombre de civilisations. Les trois monothéismes poursuivent la tradition.

« L’hospitalité envers l’étranger est une obligation d’honneur, un synonyme de civilisation. »

Ils partagent par exemple le récit de l’accueil des anges par Abraham. Coran 51 – 24 à 29 : As-tu entendu l’histoire des hôtes d’Abraham, reçus en tout honneur ? Lorsqu’ils entrèrent chez lui, ils lui dirent : paix ! Et Abraham leur dit : PAIX ! – ce sont des étrangers dit-il aux siens et il leur présenta le veau gras en leur demandant s’ils en mangeraient un peu ?

Le contre-don est effectué par Dieu. Pour Abraham et Sarah, ce sera un enfant, dont le sacrifice remplacé par l’agneau incarne la poursuite des offrandes-sacrifices. L’aumône et l’hospitalité charitable des monothéismes implique un contre-don divin : « Dieu vous le rendra. » Le contre-don divin justifie en Europe les ordres hospitaliers, le célèbre Hôtel- Dieu, la prise en charge des pauvres, des vieux, des malades dans les hospices.

Du code d’honneur au contrat social et marchand

Les codes moraux deviennent progressivement des lois. Dans le monde romain, la proxénie est une obligation, celle de fournir le gîte et le couvert aux soldats de l’empire. Pour Kant, l’hospitalité, l’obligation du refuge, est une cosmopolitique, une condition de la paix entre les peuples.

Devenu organique, le soin procuré à ceux qui sont temporairement, socialement ou physiquement en position de dépendance ou de faiblesse est au coeur du contrat social qui fonde les sociétés contemporaines entre elles et en leur sein. Peut-on faire commerce d’hospitalité ? Qu’en est-il alors de l’hospitalité marchande ?

Il serait erroné de voir celle-ci comme une perversion ou une innovation cantonnée aux mondes contemporains et capitalistes. Si elles ne font pas civilisation, les hospitalités marchandes sont tout aussi historiques. Dès qu’il y a monnaie, il y a auberge. La plus vieille auberge familiale du monde se trouve au Japon, ouverte par l’ancêtre de la famille actuelle, il y a plus 1 300 ans.

L’hospitalité marchande est sans doute concomitante du phénomène urbain. Il existe une hospitalité urbaine non marchande : c’est la ville où l’on se sent bien, ou le passant se sent accueilli qu’il y vive depuis toujours ou soit arrivé la veille. Toutefois, la ville est un espace « estrange » : tout le monde y est étranger.

« Densité des relations, multiplicité des allégeances et des appartenances », écrit Park : les règles de la ville ne sont plus anthropologiques, mais sociologiques. Travailleur de passage, touriste, étudiant, aidant, exilé, vagabond : celui qui est accueilli dans ce monde devra se nourrir et se loger, quels que soient son histoire et ses motivations, son regard, ses moyens.

Extrêmement ancien, cet accueil marchand de l’autre relève des économies de l’altérité. La nouveauté liée à l’industrialisation de cette économie est la réduction de cette altérité aux seuls touristes, l’économie à l’échange de devises et le principe d’hospitalité à une industrie de service désignant les techniques d’accueil du client – « hospitality » dans les mondes anglo-américains.

Quelles sont aujourd’hui les hospitalités prônées, promues dans les mondes du tourisme ? Comment évoquer cette question et concilier hospitalité marchande et non marchande ? Qu’est-ce que faire hospitalité ? Est-ce toujours l’art de transformer un étranger en ami ? Ou bien d’en faire un otage ? Qui sont les hôtes ?

« L’hospitalité marchande est sans doute concomitante du phénomène urbain »

Faut-il les réduire aux agents marchands et à leurs clients désignés comme « touristes » ? Dans la suite de cette chronique nous verrons que la réduction de l’hospitalité à des échanges uniquement marchands ciblant une seule catégorie d’hôtes met en péril la cohésion, l’économie et l’écologie des territoires, comme le désir des voyageurs.

Nous évoquerons également celles et ceux qui ont fait le choix de penser autrement l’accueil, en particulier le réseau ADN Tourisme et son manifeste pour un tourisme responsable. Celui-ci prône « l’élargissement de la notion d’accueil touristique à celle d’hospitalité pour inclure, sans distinction, résidents, visiteurs et voyageurs ». Le réseau a présenté à Tours sa charte nationale de l’hospitalité qui prône l’ouverture à « 360° là pour tous ».

([1]) Emile Benveniste, Le Vocabulaire des institutions indo-européennes. Vol. 1. Paris : Editions de Minuit, 1969 : 94.

Cette tribune est la première partie d’une réflexion globale sur l’hospitalité. A découvrir, la deuxième partie, en cliquant ici.

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