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Saskia Cousin et Prosper Wanner : « Should I stay or should I go ? »

Saskia Cousin et Prosper Wanner, respectivement professeure de sociologie et doctorant à l’université Paris Nanterre (CIFRE), signent une tribune sur des travailleurs et surtout des travailleuses de l’ombre, les femmes de ménage du secteur hôtelier.

Loyauté, protestation et défection dans le secteur du tourisme

Juin 2022. Pour la première fois dans l’histoire de France, les électeurs français élisent députée une femme de chambre Rachel Kéké Raïssa. Cette dernière s’est fait connaître lors de la grève de 22 mois des femmes de chambre, de l’hôtel Ibis des Batignolles, sans doute la plus longue de l’histoire de l’hôtellerie française.

Porte-parole de cette lutte victorieuse, puis candidate et députée, Rachel Kéké est devenue le symbole des invisibles, ceux et surtout celles dont l’on ne voit le travail que lorsqu’il est mal fait.

Sa médiatisation a permis de faire connaître le sort peu enviable des travailleuses du soin les moins connue et reconnue : celles qui rendent « propres », accueillantes, hospitalières les chambres des hôtels et des hébergements que nous louons.

En France, le secteur a généré plus de 16 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2019. Les employés sont aux deux tiers des femmes et 75 % travaillent à temps partiel.  

Si le métier est depuis toujours difficile et peu reconnu, sa précarisation va croissant, au rythme de la généralisation du recours à la sous-traitance. Comme les cyclistes de la vente à distance, les femmes de chambre sont désormais les « tâcherons » (payés à la tâche) du XXIe siècle.

Payées à la tâche

En octobre 2020, sur France Inter, une auditrice interpelle Sébastien Bazin, patron d’Accor, à propos de la grève en cours à l’Ibis des Batignolles et des conditions de travail des femmes de ménage dans son groupe. Reconnaissant les « conditions de travail très dures  » que demande un nettoyage quotidien, Sébastien Bazin promet alors de convaincre certains de ses clients d’accepter un nettoyage tous les deux jours. Autrement dit, pour le dirigeant d’Accor, le nombre de chambres que chaque femme de ménage doit nettoyer devrait se négocier avec les clients et non avec les salarié(e)s.

Sa proposition n’est pas nouvelle : elle s’expérimente déjà aux États-Unis, initialement au nom de la « durabilité », puis à l’occasion de la crise sanitaire et des mesures de distanciation sociale : le nettoyage à la demande. En juillet 2021, le groupe Hilton annonce que le ménage quotidien devient facultatif dans la plupart de ses hôtels US. Or, loin d’améliorer les « conditions de travail très dures », cette transformation les aggrave.

La suppression du ménage quotidien rend plus long et épuisant le nettoyage alors que les femmes de chambre sont le plus souvent payées à la chambre. De plus, selon le syndicat américain Unite Here des travailleurs de l’hôtellerie, « l’élimination du nettoyage quotidien permet aux hôtels de justifier l’embauche de moins de femmes de ménage et d’exiger davantage des travailleurs qui restent ».

 « Le tourisme est une économie de la relation, la défection lui sera mortelle. » 

Par pertes et profits

Dès 2017, un rapport d’Oxfam Canada affirmait que les profits de l’industrie hôtelière mondiale étaient basés sur l’exploitation systématique des femmes de ménage, en majorité des femmes pauvres vivant dans la peur de perdre leur emploi. De manière générale, les études sur l’emploi révèlent la dégradation et la précarisation de nombreux emplois du secteur touristique.

À Paris, malgré des aides publiques conséquentes, de grands hôtels ont profité de la situation sanitaire pour licencier un personnel expérimenté et dévoué. Pour ces femmes de ménage, grooms et gouvernantes en poste parfois depuis deux décennies, cette situation a été un révélateur doux-amer : le constat du cynisme de leurs employeurs d’une part, l’occasion de retrouver des rythmes et des sociabilités oubliées, d’autre part.

La reprise insolente de l’activité touristique en 2022 n’a pas été synonyme d’embauches pérennes  : ces grands groupes font désormais appel aux sous-traitants, considérant que le ménage n’est plus leur «  cœur de métier ».
En retour – de boomerang pourrait-on dire – des centaines de milliers de travailleurs ont choisi de refuser d’investir ou de retrouver des métiers toujours plus précaires et difficiles. Ils ont choisi la défection.

Sous-traitance, maltraitance

Rachel Kéké et ses consœurs de l’Ibis des Batignolles ont gagné la bataille des salaires, mais pas celle de l’abandon du recours aux sous-traitants et prestataires divers dont les conciergeries qui se multiplient au rythme effréné de la transformation de la France en plateforme de location temporaire. Cette demande n’est pas nouvelle, et se  situait au cœur des revendications des célèbres Kellys, qui militent depuis 2014 en Espagne contre la sous-traitance.

Demandant qu’une loi interdise le recours à la sous-traitance, elles interpellent les touristes pour qu’ils refusent de loger dans un hôtel où le ménage est sous-traité. Si certains syndicats, en France comme en Espagne, sont maintenant à leurs côtés, leurs conditions de travail constituent souvent un angle mort des préoccupations du secteur touristique, qu’il soit industriel ou artisanal, culturel, social, ou durable.

Les transformations motivées par des objectifs de durabilité n’abordent pas les conditions de travail, l’évolution des carrières ou des rémunérations, comme si travailler dans un contexte touristique relevait d’un plaisir. Pour l’industrie du loisir, parler des conditions de travail ou de rémunération serait-il inconvenant ? Même dans le secteur du tourisme social ou solidaire, rares sont les labels et les réseaux qui, à l’instar de l’ATES, proposent d’identifier, de certifier ou de promouvoir des conditions de travail ou de rémunération dignes.

Devant ce constat, les Kellys ont envisagé de créer leur propre label et une plateforme de réservation éthique. Mais garantir qu’une chambre a été nettoyée par une personne payée et traitée de manière décente doit-il faire l’objet d’un label ?

Invisibles et disparues

Les plans de relance post pandémie du secteur touristique sont axés sur le maintien dans l’emploi et non sur les conditions de travail et la précarité dans le secteur touristique. Des Grands Buffets à la Mare aux Oiseaux, on sait pourtant que les restaurants qui choisissent de bien payer et bien traiter leurs salariés n’ont aucun problème de recrutement.

Dans le secteur de l’hôtellerie, le bien-être au travail, la sécurisation des contrats et l’amélioration des conditions de travail et du dialogue social seraient, selon les entreprises, moins facilement valorisables que les questions environnementales. Est-ce à dire que la stratégie RSE reposerait sur les choix des clients, comme semble l’affirmer le directeur d’Accor en 2020 ?

Si l’incitation à réutiliser sa serviette ne saurait constituer une politique de lutte contre le dérèglement climatique, elle ne peut pas non plus tenir lieu de code du travail. L’industrie touristique ne finit plus de se dévorer elle-même, par l’épuisement des ressources naturelles et culturelles qui fondent le désir de voyage, par la location touristique de logements autrefois dévolus aux saisonniers, par la précarisation de ses travailleurs, qui, faute de congés payés, ne seront jamais ses clients.

« Le combat syndical des femmes de chambre pour leurs droits est un avertissement, mais aussi une chance pour l’économie du tourisme »

Le cas des femmes de ménage précarisées par les sous-traitants rencontre la massification des emplois dits « flexibles », c’est-à-dire non sécurisés, ce qu’on nomme parfois « l’uberisation  » du travail. L’invisibilisation des travailleurs de l’accueil rejoint celui des forçats de la livraison, le check-in automatisé répond aux caisses automatiques.

The Voice, THE chance

Comme le notait l’économiste Albert O. Hirschman dès les années 70, face à une situation, un service ou un produit considéré comme inacceptable, les réactions des usagers ou des consommateurs sont de trois grands ordres, qui, d’un point de vue individuel comme collectif, peuvent se succéder dans le temps : la loyauté (loyalty), la protestation (voice), la défection (exit).

Pour Hirschman, les économistes ont sous-estimé l’importance fondamentale de la protestation dans le maintien et le développement des institutions et des entreprises. Dans le secteur du tourisme, les licenciements au prétexte de crise sanitaire et l’absence de reconnaissance ont tué la loyauté. Le secteur de l’hospitalité rejoint ainsi celui de la restauration et du transport, de l’éducation et la santé : la résistance à sa maltraitance se traduit par la défection – la « grande démission  » (big quit).

Le tourisme est une économie de la relation, la défection lui sera mortelle. Celles qui protestent, interpellent – The Voice – ne sont pas encore parties. Dans ce contexte, le combat syndical des femmes de chambre pour leurs droits, dans la rue comme à l’Assemblée nationale, est un avertissement, mais aussi une chance pour l’économie du tourisme : à condition de proposer des emplois et des rémunérations dignes, il existe encore des personnes prêtes à s’investir et travailler en son sein.

Pour les garder, il faudra que ces travailleuses essentielles soient au cœur de la relance publique, du tourisme durable, des labels, des coopératives et des plateformes. Rachel Kéké et ses consœurs sont des lanceuses d’alerte. Elles sont aussi l’avenir du secteur. 

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