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Jean-Pierre Nadir (fondateur d’Easyvoyage) : « Après la crise, le pire serait de ne pas retrouver le goût de l’ailleurs »

Dans une interview accordée à un média né du confinement, le fondateur d’Easyvoyage partage des réflexions intéressantes sur l’évolution du secteur et de la notion même de voyager.

Vous avez dit guerre, et crise ? Sans aucun doute. Mais en dépit de la pandémie actuelle, Jean-Pierre Nadir imagine des jours meilleurs et de belles initiatives. A court terme, pour aider nos soldats du monde sanitaire, le fondateur d’Eayvoyage émet d’ailleurs une idée (folle ou sage ?), généreuse : celle de développer un projet de vacances « gratuites » ou très bonifiées cet été, pour tous les soignants. A charge, pour les syndicats professionnels de reprendre le concept à leur compte… A plus long terme, le tourisme va-t-il devoir être repensé ? Oui, bien sûr ! Sans aller jusqu’à imaginer la naissance d’un Pierre Rabhi du tourisme, et donc d’une sobriété heureuse, nous devrons « construire un modèle plus prudent, moins conquérant, fait de développement responsable et d’investissements raisonnés », estime Jean-Pierre Nadir. Bonne nouvelle pour nombre d’observateurs : on va mécaniquement parler de sous-tourisme pendant quelques temps, ajoute-t-il. Et passer d’un tourisme de statut social vers un tourisme authentique et responsable. Dans cette hypothèse, nous voyagerons moins souvent, mais plus longtemps et surtout différemment, en nous appuyant sur un agent de voyages « assisteur ». Le métier d’agent de voyages peut ainsi retrouver une légitimité, grâce à son expertise et ses engagements aux côtés du client.  Encore faut-il que le consommateur retrouve, vite, le goût de l’ailleurs, dans toutes ses dimensions. Il nous appartiendra alors, à nous, les professionnels du tourisme, d’être les acteurs d’une mondialisation apaisée, porteuse d’échange équitable, tant entre les acteurs eux-mêmes qu’au profit des populations à destination.

Dans la foulée de la tribune Voyage : « c’est une crise ? Non, c’est une révolution ! », nous publions l’interview intégrale de Jean-Pierre Nadir où il développe toutes ces idées. Un entretien réalisé* par Brice Soccol pour confiNews.fr

 

Vous êtes le fondateur du portail Easyvoyage, et à ce titre un observateur attentif du tourisme depuis 2000. Cette crise devrait impacter cette année plus de 40% du chiffre d’affaires de votre secteur. Comment en analysez-vous les conséquences ? La reprise de l’offre devrait-elle être conditionnée au recours généralisé à des mesures sanitaires particulières ? Après la sécurité en 2011, la santé en 2020 ? 

Jean-Pierre Nadir : Il y a tout un verbiage qui se développe ; tout le monde y va de son pronostic, sur le déconfinement, sur les répercussions économiques, sur les modalités de la renaissance. Tout le monde est épidémiologiste, tout le monde est économiste, tout le monde pense avoir une solution, voire détenir la raison…! Mais je pense que le premier acte va être de savoir quand et comment on sort du confinement, voire, comment on s’en sort ; les impacts sur tous les plans, notamment psychologiques, n’étant pas forcément anticipés à ce jour. Il est donc urgent d’attendre avant d’énoncer des stratégies de reprise.

Ceci dit, si l’on souhaite anticiper comme m’y invite cet entretien et en gardant une forme de prudence, on peut néanmoins s’interroger. Dans une vision à court-terme, quel que soit le schéma, dans le meilleur des cas, le voyage à l’étranger repartira en octobre pour les ventes d’hiver ; la période juillet-août pour l’étranger semblant déjà condamnée (à l’exception peut-être de vacances au soleil en Tunisie ou en Grèce), quant à la France, le moins qu’on puisse dire, c’est que rien n’est gagné.

Après une telle crise sanitaire, il y aura des conditions psychologiques particulières. Les gens n’auront pas envie d’aller prendre des risques, donc ils n’iront pas ailleurs pour voir ce qu’il se passe. C’est le risque du « même gratuit, je ne pars pas », à cause de tout ce que nous aurons traversé pendant cette crise. Le principal impact du confinement est d’avoir installé l’idée que, hors de chez soi, c’est dangereux ; cela mettra forcément du temps à être rectifié.

D’autre part, dans l’hypothèse où l’activité reprendrait en juin, il y aura beaucoup d’acteurs du tourisme en France qui auront du mal à redémarrer pour la saison estivale : le temps de rappeler et de former les saisonniers, de remettre en état de marche les infrastructures et de relancer la commercialisation. Sans parler du fait que l’on ne saura pas forcément quelles seront les mesures sanitaires à prendre (les espaces d’hygiène – douche, lavabo, toilettes – devront-ils être réorganisés sous le concept de la distanciation sociale ? Les piscines collectives seront-elles compatibles avec ce virus ? Les mini-clubs seront-ils autorisés ? Voire, l’accès aux plages réouvert ?). A date, on ne sait rien de tout cela ! De même, qu’en est-il du sort des marchés de l’été, qui, rappelons-le jouent un grand rôle dans le tourisme des destinations, à la fois en termes d’animation, de convivialité, d’échange et surtout de levier économique pour tout un écosystème. S’il n’y a pas de marchés dans les villes et les villages, ni de piscines dans les campings : quel va être l’intérêt pour les vacances ? Les gens voudront-ils quand même partir ? On peut se poser la question. Sans compter que les entreprises vont peut-être demander aux salariés de travailler en juillet et en août pour rattraper le temps perdu.

Par ailleurs, de nombreux pays vont, à n’en pas douter, conserver pour un temps leurs frontières fermées, donc il y aura peu de pays en capacité de recevoir les voyageurs. Et même dans le cas de pays aptes à accueillir des touristes, il y aura des tests préalables, de la mise en quarantaine, des conditions sanitaires très strictes, qui risquent donc de dégoûter n’importe quel volontaire au départ !

Enfin, les compagnies aériennes vont remettre très progressivement en place leurs plans de vol avec, sans doute, très peu de capacités durant l’été. En plus, quelle en sera la réalité économique ? Si l’on reprend mollement, les prix seront de facto plus élevés et les conditions sanitaires, plus drastiques (embarquement et emplacement à bord). Par exemple, si les compagnies aériennes sont obligées de laisser le siège du milieu inoccupé du fait de la distanciation sociale, le prix de l’avion sera surenchéri d’un tiers.

Nous sommes confrontés à la plus grande récession depuis 1945. Jean-Baptiste Lemoyne a annoncé de son côté plus de 550 millions d’euros de prêts garantis par l’État (réévalués mardi 14 avril à 1,26 milliard d’euros) pour aider les entreprises du secteur du tourisme. Pensez-vous que cette aide de l’État soit suffisante ? Pour l’heure, les mesures qui ont été prises par le Gouvernement français sont globalement excellentes dans la volonté d’un redémarrage rapide de l’économie. Chômage partiel ou prêts garantis étant deux mesures très fortes, qui vont coûter très chers, mais qui étaient indispensables. Quant à notre secteur, l’ordonnance du 25 mars, instaurant des avoirs pour les clients, a permis d’éviter l’écroulement des agences de voyages, ce qui est également à mettre au crédit de nos gouvernants.

Concernant la préservation des intérêts des voyageurs, reste à régler la mise en place d’un fonds de garantie des compagnies aériennes au profit des voyageurs lésés. Et ce, en mettant un maximum de pression auprès de l’Iata (Association internationale du transport aérien), l’organisation mondiale régissant les flux financiers en matière d’achat de billet d’avion ; ce vieux serpent de mer semblant être enfin considéré auprès des pouvoirs publics. Cependant, au-delà de ces différentes avancées constatées ou en cours, on peut s’interroger sur la pertinence des déclarations du secrétaire d’Etat aux transports, indiquant aux Français, qu’« il est urgent de ne pas réserver pour l’été »… Bien sûr, je n’ai pas dit le contraire dans la première partie de cette interview, mais nous ne sommes pas dans le même rôle, le sien n’est pas de commenter, mais d’agir, le sien n’est pas de faire peur, mais de donner des solutions, le sien n’est pas de conceptualiser, mais bien de donner le cap en étant au contact. On peut noter que, lors de son intervention, le président de la République nous a indiqué que le tourisme bénéficierait de soutiens et d’investissements, même s’il a rappelé que notre activité ne serait pas concernée par le déconfinement, à compter du 11 mai.

Si l’on relance la machine, on pourrait développer un projet de vacances gratuites ou extrêmement bonifiées pour les soignants cet été.

En d’autres termes, on attend désormais une ligne, un cadre général, à défaut de date précise. Si l’on en comprend bien toute la difficulté, il n’en reste pas moins qu’il y a tout un pan de l’industrie française à sauver, et donc des professionnels à conforter dans l’idée que, cet été, ils auront un rôle à jouer sur le plan économique, social, mais aussi psychologique, car ils pourraient être les acteurs de l’aération et de la décompression nécessaires des esprits à une bonne reprise en septembre. Au-delà, et concernant les soignants, ne pourrions-nous pas imaginer que les professionnels du tourisme, indépendamment de leur réalité financière, devront être les nouveaux acteurs d’un service de première nécessité ? Après les corps, il sera utile de soigner les têtes. Si l’on relance la machine, on pourrait même conceptualiser et développer un projet de vacances « gratuites » pour les soignants cet été (sous forme de bons vacances), partant de trois principes :

  • Le premier, qui sera logiquement une surcapacité de notre offre touristique, puisque 20 millions d’étrangers qui nous rendaient visite chaque été ne viendront plus, au profit peut-être de 9 millions de Français qui, eux, partaient à l’étranger, et resteront donc en France. Quel que soit le schéma, nous aurons donc des places libres.
  • Deuxième élément, l’Etat, ayant contribué largement à la préservation des outils et de l’emploi, pourrait y voir là un juste retour de son investissement.
  • Enfin, les soignants ont tous des stocks de RTT et d’heures supplémentaires que l’on ne pourra jamais leur payer (je ne vais pas me faire que des amis…), ne serait-ce pas là une opportunité pour dégrever cette dette, ou plutôt pour l’utiliser intelligemment dans une optique de 1€ de dégrèvement pour 2€ consommés, voire 1€ pour 3€, donc ce ne serait plus des vacances gratuites, mais des vacances très très bonifiées, et en tous cas, ne nécessitant pas de sortie de cash.

Si l’on est en guerre, on doit mobiliser toutes les forces, et savoir faire reposer nos soldats de première ligne. Cela pourrait, du reste, être valable également pour la police, les pompiers, voire les caissières et les transporteurs routiers, en faisant en partie subventionner ces congés par leur entreprise. Je lance l’idée : aux syndicats professionnels de prendre le relai dans cette notion de récompense de l’effort.

« Les paradigmes du tourisme sont à repenser»

Le tourisme va-t-il devoir être repensé ?  Oui, bien sûr, même s’il y a un côté un peu indécent à parler de voyage, en ce moment. Tout l’imaginaire autour du tourisme, selon lequel, cela rapproche les peuples, est momentanément mis en sommeil, puisque l’on nous aura dit pendant des mois que l’on doit tenir ses distances vis-à-vis des autres et les réduire vis-à-vis de ses déplacements… On en reparlera en septembre, mais avant, cela nécessitera de découvrir un traitement, un vaccin, ou que le taux d’immunité soit suffisamment élevé. On nage dans beaucoup d’hypothèses, on n’en sait pour l’heure pas suffisamment. Cela dit, certains acteurs du tourisme avaient déjà amorcé une réflexion avant même cette crise autour de trois considérations :

  • celle de la remise en question de la croissance exponentielle perpétuelle, où l’on vantait le doublement du nombre de passagers aériens dans les 10 ans (passant de 3,5 milliards à 7 milliards) tout comme des touristes (passant de 1,3 milliards à 2,5 milliards). Le tourisme était passé d’un tourisme de mot (rêve, onirisme, beauté, altérité, partage, ressourcement) à un tourisme de chiffre (taux de croissance, cours de bourse, prix du baril, capacité aérienne, nombre d’étrangers accueillis, sans parler du sacrosaint EBITDA) …

Sans aller jusqu’à imaginer la naissance d’un Pierre Rabhi du tourisme, et donc d’une sobriété heureuse appelé ici « non-déplacement positif », nous allons devoir construire un modèle plus prudent, moins conquérant, fait de développement responsable et d’investissements raisonnés. Était-ce normal que des compagnies aériennes commandent des avions, sans même savoir ce qu’elles allaient en faire, que des groupes hôteliers construisent toujours plus de chambres sans même rénover le parc existant et que des ministres ne parlent que du nombre de visiteurs et jamais du rapport à ces visiteurs ? Le changement de paradigme en termes de croissance aura pour principal effet de redonner un juste prix aux choses, donc sans doute une juste considération.

  • Celle du surtourisme, voire de l’anthropotourisme, va se dégonfler de facto par le surenchérissement des voyages, par la réduction du nombre de candidats au voyage et par la contraction des programmes des Tour Operators, où déjà commençait à poindre l’idée qu’il était possible d’en faire moins pour en voir plus, ou en tous les cas pour en vivre mieux. On va rapidement voir des villes comme Venise, en faire payer l’accès, voir des sites comme le Machu Picchu développer des modèles à la Lascaux et au-delà on va mécaniquement parler de sous-tourisme pendant quelques temps.

  • Puis, déjà avec la prise de conscience écologique, les gens ont commencé à voyager moins, à vouloir voyager plus propre (d’où le développement d’avions moins polluants, de véhicules de transferts à empreinte carbone réduite, d’hôtels à énergie positive ou de suppression des plastiques etc.). Ce mouvement va se démultiplier et sera l’un des grands axes à n’en pas douter de la réinvention.

En résumé, je pense donc que les conséquences de l’accélération de ces différentes considérations vont impacter fortement les tarifs qui vont monter, tant pour le tourisme ludique que pour le voyage d’affaires, notamment parce qu’il y aura moins d’avions au départ et moins de lignes. En tout cas, la dynamique du voyage, telle qu’elle s’est construite ces dernières années (les prix bas sous la houlette des low cost), tout cela va être corrigé. On va devoir considérer les investissements en fonction du nombre de clients, et non pas trouver des clients en fonction du nombre d’investissements.

Pour ce qui est des voyages professionnels à l’étranger, les entreprises sont en train de découvrir que les réunions en visio avec Zoom sont souvent beaucoup plus efficaces et moins chères qu’un déplacement.

Pour ce qui est du moyen-terme, sur le plan professionnel, comme il y aura moins de déplacements et moins de réunions de groupe, on peut, somme toute, imaginer que les entreprises organiseront des événements plus importants. Il y aura donc tout un nouveau business autour de l’organisation de grandes messes (team building, séminaires…). Enfin un élément positif… (rire, ou disons sourire) !

A vous entendre, le voyage va devenir un produit de luxe réservé aux plus riches…  

Jean-Pierre Nadir : On peut, en tous les cas, penser que le voyage va devenir une expérience plus rare, donc plus réfléchie afin d’en savourer tous les moments et toutes les richesses. On ne voudra plus en perdre la moindre miette. C’est pourquoi je pense que l’on acceptera de voyager moins souvent car mieux, c’est-à-dire de manière plus harmonieuse avec la planète et ses habitants, de même que l’on acceptera l’idée d’épargner pour financer un voyage mieux intériorisé. Du reste, dans ce cadre, on va redécouvrir les vertus et les plaisirs de la préparation du voyage.

Les millennials auront toujours des opportunités de voyager moins cher même s’il faudra ajouter probablement une taxe écologique dans la construction des prix, que j’ai déjà évoqués :

– Concernant le transport aérien, en saisissant des opportunités soit de dernière minute (y compris à l’aéroport) même si elles seront beaucoup moins nombreuses, soit en première minute, ce qui aura l’avantage, pour les compagnies aériennes, de pouvoir mieux planifier leurs taux de remplissage. Pour l’Europe il y aura le transport en train et demain, en car, à hydrogène.

– On va sûrement réintroduire des idées de nouveaux modèles de transport aérien autour du nombre de kilos de bagages transportés, des repas facturés, si commandés.

– A destination, on pourra exploiter tout le potentiel de l’économie dite du partage, (covoiturage, logement, voire repas chez l’habitant, glamping et tout une série d’hôtels nouvelle génération à énergie positive, et à facturation liée aux ressources consommées voir un développement de l’échange d’appartements ou de maisons). Du reste je prends le pari que vont fleurir de nouveaux Airbnb basés sur le concept originel de chambre chez l’habitant en opposition avec la location totale d’un logement. Du reste, l’économie du partage c’est bien l’exploitation de toutes les ressources dormantes (siège vide dans une voiture ou chambre disponible dans une maison ou un appartement).

Cette réinvention pourrait se faire dans la dynamique des greeters (ambassadeurs bénévoles du potentiel touristique de leur région) qui fleurissent un peu partout dans le monde. Ce tourisme « contraint » va s’imposer de fait comme un tourisme raisonné.

Au-delà, la fin du tourisme de profusion aura, en plus d’un impact écologique, un impact économique (c’est ce que l’on appelle une économie vertueuse). On va également voir se développer des modèles de financement des vacances et des voyages autour du paiement en 10 ou 12 fois, matérialisant ainsi pour les consommateurs un budget vacances annuel.

« Le métier d’agent de voyages peut retrouver une légitimité, au travers de l’expression et de l’affirmation d’une vraie expertise et aussi de vrais engagements aux côtés du client. »

Pensez-vous que les comportements des touristes, des voyageurs, vont changer ?

Jean-Pierre Nadir : Oui, nous devrions prendre des réflexes différents ; le confinement induira d’autres comportements. Nous allons probablement assister à une vraie distinction entre vacances et voyage.

Les vacances se feront près de chez soi et les voyages à l’étranger seront moins fréquents et sans doute de meilleure qualité (moins de monde, plus de temps, moins de pollution). Dans cette hypothèse, nous voyagerons moins souvent, mais plus longtemps et surtout différemment. Il y aura d’une part les vacances, dans une logique d’échange avec les siens dans la droite ligne de la filmographie française récente, type Petits Mouchoirs, et l’un des gagnants de ce modèle sera sans doute Airbnb.

Entre les deux, il y aura les vacances à l’étranger, chaînons de liaison indispensable entre les deux modes d’évasion. On y trouvera principalement les clubs de vacances au soleil, réinventés sur l’autel d’une triple approche : être débarrassé de toutes les problématiques de logistique domestique, avoir des activités à profusion à disposition, et surtout être ouvert sur le pays qui vous reçoit pour combler sa quête de sens.

Vient ensuite le voyage de découverte, axé sur un modèle d’itinérance qui va également en voir ses codes modifiés. Vous savez, l’un des symptômes du Covid-19, est la perte du goût. Mais cette perte du goût est multidimensionnelle, c’est aussi la perte du goût des autres et des saveurs d’ailleurs. Nous avions oublié que le voyage n’est pas un produit de consommation courante. Le voyage développe l’altérité, le goût de l’autre, le goût de l’apprentissage, le goût de la compréhension, de la sensation. Le voyage, c’est autant l’école de la compréhension du monde que de celle la compréhension de soi ! Cela va donc créer une rupture avec l’évasion du paraître, où l’on partait en voyage pour se montrer au travers de selfies sur les réseaux sociaux au bord de la piscine ou sur la plage ! Nous étions dans un tourisme déclaratif, un tourisme de statut social qui devrait disparaître au profit du goût du voyage authentique, au profit de la véritable découverte des destinations. On va passer d’un tourisme narcissique vu de dos, où l’on occupait l’essentiel de l’écran à un tourisme de face, où l’on va devoir accepter d’être tout petit dans le paysage. On voyagera pour sentir, pour ressentir, pour comprendre, être à l’écoute des autres ; ce sera un tourisme plus lent, et non plus un tourisme de collection. Passer de la consommation à la compréhension. On va tuer le touriste pour réinventer le voyageur !

Dès lors, les voyageurs prendront des décisions plus documentées : cela va renforcer l’intérêt de passer par un professionnel du voyage, qui aura une juste appréciation de la destination, des prix, de la situation sanitaire locale, etc. Non, on n’est pas tous médecins, de même que tout le monde n’a pas une connaissance fine du voyage ! Le métier d’agent de voyages peut retrouver une légitimité, au travers de l’expression et de l’affirmation d’une vraie expertise et aussi de vrais engagements aux côtés du client. Si le conseilleur n’est pas le payeur, il doit à minima en être « l’assisteur ».

Jean-Pierre Nadir : Et du côté des acteurs du tourisme ? Vont-ils modifier leurs comportements ? 

Sur cette question j’ai une conviction, c’est que cette crise va nous amener à réinstaller de la confiance et de la considération entre les différents acteurs : que ce soit les agences de voyages, les tour-opérateurs, les compagnies aériennes ou les hébergeurs, ils ont tous un enjeu commun. Avant, il y avait des guerres fratricides. Mais aujourd’hui, ils sont dans la même logique, le même combat. Ils sont interdépendants et ils le reconnaissent. C’est la première fois que l’on sent cette logique du « tous unis, car tous utiles ». Tout va devoir se recomposer différemment. Il est certain que nous allons essuyer des pertes dans cette guerre, – à la guerre, d’ailleurs, ce sont souvent les plus vaillants qui disparaissent -. Il y a une évidence à être dans une réflexion collective, dans une bienveillance envers les confrères ; l’affrontement serait mortifère pour tous !

Au-delà les mots clefs de la réinvention seront agilité et compression des coûts sur fond de démocratisation de la digitalisation et surtout d’un principe de vérité et de transparence, voire de maturité dans la relation aux clients.

Les clients font évidemment partie de cette réinvention. Le monde de demain sera beaucoup plus orienté vers un tourisme responsable, un tourisme plus éthique ; où l’on reconsidérera l’apport aux destinations. Il faudra qu’il y ait une vraie dynamique d’économie circulaire dans les hôtels à destinations. Les acteurs du tourisme vont être naturellement des vitrines de cet élan écologique, intégrant des notions d’immersion pour les uns, de partage pour les autres, mais aussi des chaînes de responsabilité allant de la réinvention des techniques agricoles (permaculture, agroforesterie) aux modèles artisanaux (valorisation des savoirs locaux) aux transitions de matériaux (développement du bambou à la place du plastique), le tout sous couvert de changement des modèles énergétiques (en intégrant le photovoltaïque ou la géothermie) ou la préservation et le traitement des eaux.  C’est intéressant d’imaginer que le long cours va favoriser les circuits courts.

Au final le tourisme peut être au cœur du modèle de réinvention de tous les modèles !

Jean-Pierre Nadir : Finalement le tourisme est au cœur de la mondialisation ? 

Au-delà de l’impact PIB, le tourisme représente plus de 10% des emplois dans le monde. Vous l’avez compris, l’ensemble de nos comportements, de nos besoins et des usages vont changer après cette crise sanitaire et vont donc modifier non seulement les hommes, les acteurs, mais aussi leur rapport au monde. Les paradigmes vont changer, comme après le 11 septembre. Souvenez-vous à l’époque, les contraintes sécuritaires se sont imposées, les contrôles renforcés et la géopolitique en a été bouleversée. Après le Covid-19, le passeport sanitaire va s’imposer, les frontières réapparaître, et le monde que nous avons cru aseptisé et lissé de toutes différences, va également reprendre toutes ses couleurs, se réenchanter de toutes ses traditions et cultures.

Il nous appartiendra alors, à nous, les professionnels du tourisme, d’être les acteurs d’une mondialisation apaisée, porteuse d’échange équitable, tant entre les acteurs eux-mêmes qu’au profit des populations à destination. Voyager ne sera plus seulement la démonstration de bien être individuel, mais bien l’expression d’un partage vertueux.

*interview réalisée le 13 avril

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