Saskia Cousin et Prosper Wanner : que faire du milliard d’euros ? Réflexions pour une taxe de séjour hospitalière
La taxe de séjour connaît une croissance impressionnante en France, dépassant bientôt le milliard d’euros de collecte. Depuis la réforme de 2015 – hors pandémie -, le montant collecté croît de 10% chaque année. Cette forte croissance soulève des questions sur son affectation et son rôle. À quoi sert cette taxe de séjour ? Que finance-t-elle et qui en décide ? À qui pourrait-elle bénéficier ? Une tribune de Saskia Cousin et Prosper Wanner, respectivement professeure de sociologie et maître de conférences en médiation culturelle.
Depuis sa création en 1910, la taxe de séjour permet aux collectivités locales de prélever une contribution auprès des personnes séjournant dans des hébergements touristiques marchands. Aujourd’hui, plus de 80% des communes sont concernées. La taxe est composée de la part communale à laquelle peut s’ajouter une taxe additionnelle départementale de 10%.
Depuis 2023, certaines destinations ont créé une taxe additionnelle destinée aux grands projets d’infrastructures ferroviaires. Entre 2012 et 2022, le niveau national de collecte de la taxe de séjour est passé de 238 millions à 845 millions d’euros. Avec cette croissance, 2024 devrait dépasser le milliard d’euros de collecte, sans compter le surplus des Jeux olympiques et paralympiques. À Marseille, le montant collecté entre 2022 et 2023 a augmenté de 44,4%, passant de 8,64 millions d’euros à 12,48 millions d’euros.
La taxe de séjour, un outil pour favoriser la « fréquentation touristique »
La part communale et départementale du produit de la taxe de séjour doit être affectée aux dépenses destinées à « favoriser la fréquentation touristique de la commune », selon la loi : travaux d’amélioration de l’espace public, campagnes promotionnelles, événements, protection des espaces naturels. La fréquentation touristique participe à l’économie locale (commerces, artisanats…), à l’attractivité (nouveaux habitants, étudiants…), au maintien de services publics, à la vie culturelle (festival…).
Pour mesurer la fréquentation touristique, l’Insee prend en compte l’ensemble des nuitées marchandes et celles non-marchandes (dans la famille et entre particuliers). Depuis la pandémie, de plus en plus de communes s’intéressent à l’impact de cette fréquentation dite « non-marchande ». Cette dernière a longtemps été ignorée, bien que les séjours dans des hébergements non marchands soient majoritaires dans tous les pays – plus de 60% des séjours et des nuitées des résidents en France de plus de 15 ans (Insee).
Les offices du tourisme ont rarement des pages internet d’informations à destination des travailleurs, des aidants ou des étudiants de passage.
Le comité régional du tourisme de la Région Sud estime en 2023 à 709€ la dépense moyenne lors d’un séjour groupe en hébergement non-marchand et à 1 087€ en hébergement marchand (CRT PACA, clientèles touristiques, 2023). En 2016, on estimait que plus de la moitié du tourisme domestique français – les vacances – était réalisé dans des hébergements non-marchands (Socio du tourisme 2016). En résumé, la taxe n’est acquittée que par celles et ceux qui paient leur hébergement touristique*, mais la « fréquentation touristique » concerne un bien plus grand nombre de visiteurs.
Évolution de la taxe de séjour en France
Graphique sur l’évolution du produit de la taxe de séjour du bloc communal (communes, départements, regroupements), issu du rapport de l’Observatoire des finances et de la gestion publique locales (OFGL).
Qui paie la taxe de séjour ?
Avant la réforme de la taxe de séjour en 2015, de nombreux conseils municipaux décidaient légalement d’exempter de la taxe de séjour différentes catégories de personnes de passage comme les fonctionnaires en mission, les stagiaires, les pensionnés de guerre en cure, les apprentis, les bénéficiaires de certaines aides sociales et les aidants qui accompagnaient des proches hospitalisés. Depuis 2015, seulement quatre catégories de personnes de passage restent exemptées légalement : les mineurs, les saisonniers employés dans la commune, les personnes en hébergement d’urgence et les personnes occupant « des locaux dont le loyer est inférieur à un montant que le conseil municipal détermine ».
La possibilité légale d’affecter l’usage de la taxe de séjour à destination de l’ensemble des personnes de passage sur une destination est une bonne nouvelle.
Lorsque des personnes venues pour des motifs autres que touristique ne peuvent pas loger chez des proches ou dans les logements qui leur sont dédiés, souvent complets, comme les foyers de jeunes travailleurs, les maisons des aidants, les centres et aires d’accueil ou les résidences universitaires, elles se tournent vers les hébergements touristiques. Cette porosité est bien connue des hébergeurs touristiques, certains en ont fait leur principale clientèle.
Les hôtes de la coopérative d’habitants Hôtel du Nord à Marseille ont accueilli sur le premier semestre 2024 dans leurs 22 hébergements touristiques autant de touristes que de personnes séjournant pour un motif non touristique : visite à l’hôpital, stage et emploi temporaire dans les entreprises du territoire, études… La part des nuitées touristiques ne représente qu’un sixième du total de leurs nuitées. Le non-marchand compte pour un tiers des nuitées : accueil de proches, échanges de maison, accueil solidaire.
Certaines communes ont cherché à élargir l’assujettissement de la taxe de séjour aux personnes hébergées dans des établissements de santé. La Cour de cassation a dû mettre fin à ces velléités fiscales. Les haltes pèlerines qui pratiquent le système du « donativo », une participation libre du pèlerin en échange de l’hébergement et du couvert, ne sont pas soumises à la taxe de séjour, malgré, à nouveau, quelques velléités municipales. En bref, l’acquittement de la taxe est lié au type d’hébergement et non aux motivations, aux pratiques ou aux revenus des hôtes. Si les touristes sont majoritaires en nombre de visiteurs, ils sont ceux qui séjournent le moins longtemps sur place.
Un grand flou sur les taxés et l’usage de leur taxe
Les personnes qui s’acquittent de la taxe de séjour sont des vacanciers et des congressistes, mais aussi des étudiants qui viennent passer un entretien, réaliser un stage ou s’installer, des aidants qui accompagnent un proche hospitalisé, des travailleurs détachés, en formation ou en contrat temporaire dans une entreprise locale, des artistes en représentation dans un lieu culturel et les techniciens qui les accompagnent, des familles en transit… Combien sont-ils ? Cela paraît incroyable, mais il ne semble pas exister d’enquête nationale sur la part des visiteurs qui s’acquittent de la taxe, alors qu’ils ne sont pas des « touristes ». Il suffirait pourtant pour cela d’étoffer le motif de la visite des enquêtes « Suivi de la demande touristique », réalisée par l’Insee, actuellement restreintes à la distinction « personnel » ou « professionnel » (Insee).
La transparence sur l’affectation de la taxe de séjour, souvent reversée aux offices du tourisme, est pourtant un préalable au débat public.
Ces visiteurs mal connus ne semblent pas non plus destinataires des actions que finance cette taxe. Par exemple, les offices du tourisme ont rarement des pages internet d’informations à destination des travailleurs, des aidants ou des étudiants de passage ; les formations hôtelières ou touristiques ne les mentionnent jamais. Alors que, lors de la pandémie, certains hôteliers affirmaient avoir redécouvert leur métier lorsqu’ils avaient logé des personnels soignants (Chareyron, Cousin, Jacquot, 2021), le retour des touristes a remisé dans l’invisible le peuple des voyageurs non touristes.
L’usage de la taxe reste peu connu, hormis le fait que les campagnes qu’elle finance ciblent prioritairement voire exclusivement les touristes de loisirs ou d’affaires. La transparence sur l’affectation de la taxe de séjour, souvent reversée aux offices du tourisme, est pourtant un préalable au débat public. Il s’agit, pour chaque commune, de rendre lisible le type de fréquentation touristique qui abonde la taxe de séjour, ainsi que l’usage fait de cette taxe. Le Code général des collectivités territoriales précise que les communes concernées « font figurer, dans un état annexe au compte administratif, les recettes procurées par cette taxe pendant l’exercice considéré et l’emploi de ces recettes à des actions de nature à favoriser la fréquentation touristique ». En 2007, un maire a refusé de donner copie de l’emploi de la taxe de séjour dans sa commune pour les trois dernières années. La Commission d’accès aux documents administratifs lui donne alors tort et lui rappelle l’obligation de donner accès aux informations. chacun est donc libre d’en obtenir communication. Le travail de cartographie des usages de la taxe reste à effectuer.
Une taxe pour un tourisme plus responsable et une hospitalité plus inclusive ?
L’acquittement de la taxe de séjour n’engage pas de contrepartie pour le contribuable qui s’en acquitte ; l’affectation de la taxe de séjour n’est pas destinée à un bénéficiaire en particulier. En ce sens, la taxe de séjour s’apparente davantage à un impôt dont l’objet est de financer l’intérêt général et, en l’occurrence, de soutenir l’attractivité. Le choix d’affectation de cette taxe de séjour est un levier non négligeable pour améliorer le séjour des visiteurs, mais aussi pour choisir ses visiteurs.
L’Ademe nous rappelle que la pérennité du tourisme dépend de sa capacité à se recentrer sur des clientèles plus proches, pour des séjours plus longs et plus sobres (Ademe, 2022, Bilan des émissions de gaz à effet de serre du secteur du tourisme en France). En 2024, les membres de Marseille HospitalitéS, un collectif qui promeut une Marseille hospitalière avec toutes les personnes de passage, ont interrogé des juristes et la Cour régionale des comptes à propos des conditions d’affectation de la taxe de séjour, notamment aux « autres personnes de passage au-delà des seuls touristes actuellement pris en compte (congressistes, loisirs) ».
Les juristes et les magistrats de la Cour régionale des comptes ont confirmé que la taxe pourrait légalement être utilisée pour financer des missions d’accueil et d’information à destination de toutes les personnes de passage, qu’elles soient ou non des touristes. Cette possibilité est renforcée par le fait que la loi prévoit qu’un office de tourisme peut déléguer tout ou partie des missions d’accueil et d’information aux organisations existantes qui y concourent. Il est temps de s’intéresser à l’affectation de la taxe de séjour, dans un souci de justice sociale et climatique.
Grâce aux nouvelles solutions d’analyse des données mobiles, des organismes de gestion de destination prennent la mesure de l’importance de la fréquentation non marchande et hors touriste. La taxe de séjour pourrait participer à répondre aux enjeux climatique – et aux recommandations de l’Ademe – en promouvant et en facilitant l’organisation de séjours longs, auprès de personnes non concernées par les long-courriers. Qu’elles soient stagiaires, apprentis ou télétravailleurs, ces personnes doivent pouvoir être informées et accompagnées selon leurs besoins spécifiques. Si elles ne se pensent pas initialement comme « touristes », une communication particulière pourrait les inciter à désirer découvrir le territoire et rester plus longtemps.
Conclusion
Malgré le fait qu’ils participent à l’économie locale et qu’un grand nombre ait acquitté la taxe de séjour, les visiteurs venus pour d’autres motifs que le tourisme ne sont pas pris en compte par les activités financées par la taxe de séjour.
La possibilité légale d’affecter l’usage de la taxe de séjour à destination de l’ensemble des personnes de passage sur une destination est une bonne nouvelle. La taxe pourrait donc servir à financer des missions d’accueil et d’information à destination de toutes les personnes de passage qui participent à la fréquentation touristique. Alors que les financements publics se rétractent et que les enjeux écologiques sont chaque jour plus cruciaux, une réflexion informée par des enquêtes pourrait permettre de faire bon usage du milliard : répondre à des besoins plus larges que ceux des seuls touristes de loisirs et professionnels, et contribuer à une hospitalité plus inclusive et plus durable.
* Dans un logement, contrairement à un hébergement, la personne dispose d’un titre d’occupation avec garantie de maintien dans les lieux comme c’est le cas dans les résidences étudiantes et les foyers de jeunes travailleurs, quelle que soit la durée du séjour.
Sources :
Gael Chareyron, Saskia Cousin et Sébastien Jacquot, « Crise du tourisme et résistances des vacances. Valeurs et pratiques des mobilités de loisirs en période de pandémie », Mondes du Tourisme [En ligne], 20 | 2021, URL http://journals.openedition.org/tourisme/3899 – DOI https://doi.org/10.4000/tourisme.3899 – https://www.legifrance.gouv.fr/codes/article_lc/LEGIARTI000030023824/2020-07-01
Insee, suivie de la demande touristique (SDT), https://www.insee.fr/fr/statistiques/series/116147542?INDICATEUR=2414593