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Saskia Cousin et Prosper Wanner : accueillir la donnée touristique, regarder ce que l’on voit

Éclairer les zones d’ombre, changer de point de vue : il est temps de prendre au sérieux ce que révèlent les données. Une tribune de Saskia Cousin et Prosper Wanner, respectivement professeure de sociologie et maître de conférences en médiation culturelle.

Que faire des « données » ? Qui ne s’est pas retrouvé avec la possibilité d’accéder à des données – quelques centaines ou quelques milliards – avant de déchanter devant leur incapacité à répondre à nos questions ? Ce constat souvent partagé depuis l’accès aux mondes des données numériques s’explique aisément : les données ne sont jamais « données », elles nécessitent d’être triées, nettoyées – on parle du « toilettage des données », et, enfin, nourries de nos questions, notions, situations.

Or, qu’ils soient comptables, économiques ou de fréquentation, les bilans touristiques écartent souvent des données centrales pour penser l’avenir des destinations :  uniquement mobilisées pour justifier des décisions politiques déjà entérinées, les données ne sont pas accueillies pour ce qu’elles promettent.

Au moment où l’Ademe recommande en matière de tourisme la proximité et la sobriété, il est temps d’observer autrement, afin d’inspirer des politiques d’accueil responsable, appuyées notamment sur les visites de proximité. Par exemple, comme vient de le découvrir la ville de Venise avec son ticket d’entrée – et ses exemptions – la fréquentation des destinations touristiques est bien plus diverse qu’elle n’y paraît.

« Les données ne sont jamais « données », elles nécessitent d’être triées, nettoyées. »

Venise a ainsi identifié 32 motifs non touristiques d’entrée en ville : patients, étudiants, stagiaires, travailleurs, apprentis, visiteurs de prison, etc. Nul besoin de généraliser ces tickets : il suffirait de laisser les chercheurs chercher. Pourtant, 10 ans après nos premières investigations dans les réseaux et plateformes du tourisme, l’accès aux données brutes est de plus en plus empêché. Malgré tout, presque malgré elles, certaines de ces « données » verrouillées révèlent des informations précieuses pour penser autrement les politiques de vacances, de mobilité et d’hospitalités.

2014-2024 : big data touristique, un très court bilan

Début 2014, il y a 10 ans donc, nous publiions dans la revue Espaces une version « grand public » des premiers résultats de notre programme Imagitour. Initié en 2009 pour répondre au déficit de connaissance des mobilités de loisirs, ce programme visait à croiser enquêtes numériques et de terrain.

À partir de l’extraction des traces géolocalisées et chrono-référencées laissées sur de grandes plateformes (Flickr, Panoramio, Instagram et Hotels.com au départ, puis Airbnb et Booking), il s’agissait de mieux identifier et comprendre les récits de pratiques, cartographier des densités et calculer des flux.

Ce programme a permis d’avancer dans la connaissance des pratiques, de cartographier l’emprise et la répartition de grandes plateformes à différentes échelles (article Mediapart, 2015, référence ci-après) – du mondial au très local (article sur le tourisme de mémoire, 2016). Outre ses finalités scientifiques, ce travail visait à mettre à disposition des pouvoirs publics des données centrées sur les hospitalités marchandes, mais aussi les déambulations urbaines, les mobilités douces, la mémoire, les photographies de paysages, tout ce qui n’apparaissait pas alors « mesurables ».

Pour des questions scientifiques et déontologiques, nous avions choisi de travailler uniquement à partir de plateformes de réservation, et de données volontairement partagées par les internautes voyageurs (commentaires et photos). Notre travail d’extraction et de structuration avait un triple objectif de connaissance :

  1. Mieux connaître les visiteurs : qui, quand, ou, combien, pour quoi faire, notamment en milieu ouvert ?
  2. Cartographier l’emprise de la location de courte durée dans les villes et les territoires.
  3. Outiller les politiques publiques en les sensibilisant à l’importance sociale et économique des vacances et du tourisme « non marchand ».

À partir de 2013, l’entreprise Orange développe et commercialise une approche différente, basée sur le recueil des données téléphoniques, en temps réel : il ne s’agit alors pas de cartographier dans le temps et l’espace les traces et les densités mais de capter l’ensemble d’une population présente, quels que soient ses motifs et de les commercialiser après traitement. Si cette pêche industrielle aux données nous avait initialement paru peu propice à la connaissance fine des profils et des pratiques, elle nous paraît toutefois potentiellement prometteuse par ce qu’elle a fait apparaître.

Révéler les invisibles des données touristiques

Développée à Marseille avec Provence Tourisme à l’occasion de Marseille, capitale européenne de la culture, en coopération avec ADN Tourisme, la solution Flux vision tourisme développée par Orange indique en temps réel les personnes présentes sur le territoire d’une destination, lors d’un festival ou sur une plage. Elle équipe aujourd’hui une grande partie des organismes de gestion de destination touristique.

Les données commercialisées permettent de savoir combien de touristes sont présents sur une destination donnée et d’estimer – en partie – leur itinéraire, leur âge, leur nationalité et leur catégorie sociale. Le grand intérêt de ces « données » est toutefois de révéler la présence de personnes invisibilisées par les comptages centrés sur les transports et les hébergements, une sorte d’instantané d’économie présentielle – pour reprendre le terme de Christophe Terrier, précurseur en la matière.

Le premier apport concerne les touristes dits « non marchands » – termes inadéquats, car ignorant des dépenses réalisées hors secteur hébergement. Il y a dix ans, Jean-Michel Blanc l’avait estimé avec son SPOT Auvergne et avait calculé que les retombées locales étaient équivalentes entre marchand et non-marchand. Alors que les deux tiers des Français sont hébergés hors du secteur marchand, l’étude des données Orange permet à la région PACA de mesurer leur apport économique à la région.

« Les données inattendues – celles que l’on n’attendait pas – sont, en sciences, toujours les plus fécondes. »

La deuxième avancée porte sur ce qu’Orange nomme les « habituellement présents ». Dans les Bouches-du-Rhône, grâce à une étude du service de prévention incendie à partir des données de Flux vision tourisme menée en 2018, nous sommes en mesure d’estimer que leur nombre est équivalent sur toute l’année à celui des touristes présents.

En effet, il y a en moyenne 70 % de résidents, 15 % de touristes et 15 % d’habituellement présents. Étudiants, travailleurs saisonniers ? Qui sont-ils? Quelles sont leurs pratiques ? Qui les accueille ? Quels sont leurs besoins ? Comment mesurer leurs apports aux territoires ? Enfin, et ce n’est pas le moindre des apports, les données collectées par Orange révèlent la présence de nombreuses personnes de passage qui ne sont pas des touristes. À Marseille, il y a ainsi de nombreux Polonais et Lituaniens, des Philippins… Ce sont des camionneurs et des marins. Celles et ceux qui sont (re)apparus comme « essentiels » au moment du Covid-19. Des présences jusque-là invisibles, et pour lesquelles une politique d’accueil reste sans doute à construire. Pourtant, par souci méthodologique, certaines nationalités et données sont retirées de l’analyse « afin de se rapprocher au plus près des comportements touristiques ». C’est un problème méthodologique, éthique et politique.

Un enjeu crucial pour les politiques publiques du tourisme durable

L’intérêt de la mise en visibilité de ces présences dans un objectif de tourisme durable est que ces personnes ne sont pas à faire venir : elles sont déjà présentes et la plupart ne sont pas venues en avion. Prenons l’exemple des étudiantes et étudiants : ces jeunes personnes ont des pratiques culturelles et sportives, invitent leurs proches, font du bénévolat, des stages, des balades et parfois travaillent sur place comme apprentis ou à temps partiels (Contribution économique des universités de l’Udice, 2021).

Leur mobilité est quatre moins carbonée que celle d’un habitant (enquête Mobilités de l’université de Lorraine, 2023). L’accès aux données est donc central pour mener des recherches susceptibles d’éclairer le débat public. Ainsi, et pour rester dans l’actualité, combien de personnes « habituellement présentes » ont-elles recours à la location courte durée ? Comment vont -elles réagir à la nouvelle réglementation ? La stratégie d’étalement de saison est-elle pertinente ? Possible ?

Les politiques de « grands événements » sont-elles souhaitables alors qu’elles provoquent l’éviction des étudiants et la raréfaction des mises à l’abri ? Qu’est-ce que l’attractivité d’une ville que les jeunes fuient au vu des conditions de vie et de travail proposées ? Comment prendre en compte l’ensemble des publics ?

Quel doit être le rôle des OGD (organisme de gestion de destination) dans la conception et l’organisation de destinations hospitalières ? En bref, on le voit, restreindre les études, les définitions et les orientations au tourisme marchand de loisirs ou de congrès n’offre qu’une vision partielle et erronée des destinations et de celles et ceux qui la font vivre.

À condition d’être ouvertes aux chercheurs et approfondies, les données Orange ouvrent de nouvelles perspectives pour privilégier un tourisme durable – c’est-à-dire sobre et de proximité, seul scénario crédible pour respecter les Accord de Paris et réduire de 40% l’impact carbone du secteur touristique (étude 2024).

À l’instar du type d’hospitalité prodigué aux personnes et aux récits, la manière dont nous traitons les données – la relation scientifique et politique que nous avons avec elle – est décisive. Les données inattendues – celles que l’on n’attendait pas – sont, en sciences, toujours les plus fécondes. Pourquoi ne seraient-elles pas ici aussi celles qui pourraient nous apporter le plus, susciter l’imagination, ouvrir les imaginaires à des futurs souhaitables ?

Références (selon les années)

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