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Laurent Queige : « Tourismophobie, le grand bal des hypocrites »

Laurent Queige, délégué général de l'incubateur Welcome City Lab, pousse un vrai coup de gueule à l'égard des détracteurs du secteur du tourisme.

Depuis quelques temps, un phénomène inquiétant a pris une ampleur inédite: la « tourismophobie ». L’Espagne est le pays le plus affecté : attaque de bus touristique à Barcelone, lancement de fumigènes contre des plaisanciers dans le port de Palma de Majorque, manifestation d’habitants à Saint-Sébastien, multiplication de graffitis de rue exhortant les visiteurs à rentrer chez eux, etc. Un véritable déchaînement d’agressivité a lieu contre « les touristes », dont l’existence représenterait une menace pour les destinations qu’ils font pourtant l’honneur de choisir pour leurs vacances.

Flairant le bon coup médiatique, une certaine presse s’est engouffrée dans la brèche en publiant des articles dénonçant les méfaits du « tourisme de masse », unanimement pointé du doigt. Les situations de crise, les excès, les protestations sont décrits avec moult détails croustillants. Qui ose un début d’investigation ? Quasi personne. On se complet à décrire en détail les symptômes, on se garde bien de prononcer le moindre diagnostic, encore moins d’envisager des remèdes.

Pire, certains universitaires, ethnologues ou autres sociologues n’ont pas de mots assez acides pour accabler le tourisme de tous les maux. Ils surfent sur une vieille rengaine : regrettant l’époque bénie des « voyageurs cultivés » du 19è siècle, ils tirent sur « le touriste » contemporain, qu’il faudrait d’urgence « réprimer ou éduquer ». L’éternel « c’était mieux avant », version bac + 6. On s’empresse de donner des leçons à la terre entière, sans faire l’effort de s’attaquer aux racines du mal.

Mais franchement, de qui se moque-t-on ?

Le « tourisme de masse » serait-il devenu subitement une personne physique, douée de conscience, qui aurait choisi délibérément de pourrir le quotidien des habitants ? Ou alors se serait-il transformé tout d’un coup en une personne morale, dotée d’une stratégie de prédateur ? Et surtout, faudrait-il tirer un trait sur la formidable démocratisation de l’accès aux vacances de ces 50 dernières années ?

Et si au lieu de tirer à boulets rouges sur « le tourisme de masse », de se contenter de relayer et d’amplifier les mécontentements, on pouvait se poser un instant, faire fonctionner son cerveau et tenter d’analyser le processus qui y a conduit ?

Si on en est arrivé là, c’est par la complicité cumulée de plusieurs catégories de protagonistes, dont les intérêts personnels se sont cumulés au fil des années pour aboutir à ces tensions très vives.

Parlons d’abord des habitants. Frappées de taux de chômage élevés, les villes où se sont produits les actes de tourismophobie ont fait le choix délibéré du tourisme, depuis des générations. Qui en ont été les bénéficiaires ? Qui a tout fait pour attirer les touristes chez soi, qui a rénové et décoré son logement, parfois de façon aseptisée pour être bien sûr qu’il plaise à tous ? Qui a vendu au prix fort à des marques internationales de boutiques branchées son épicerie de quartier, son garage insalubre, son atelier poussiéreux, dont la valeur était proche de zéro avant l’arrivée des touristes ? Qui s’est soudain découvert une vocation pour la vente lucrative de souvenirs en plastique made in Taïwan ? Certes, tout ceci n’est pas condamnable en soi. Mais venir maintenant pousser des cris parce qu’on découvre un peu tard qu’on a trop tiré sur la corde, avouez que c’est fort de café !

Cette attitude paradoxale n’est pas le seul apanage des propriétaires d’appartements ou de boutiques. Parlons de ces milliers d’emplois qui ne doivent leur existence qu’à une forte activité touristique. Combien de médecins, d’infirmières, de personnels de nettoyage, d’architectes, d’artisans du bâtiment, d’agriculteurs écoulant leurs produits dans les restaurants, de serveurs, de gardiens de musées, de graphistes, d’informaticiens ou de professionnels de la communication perdraient leurs emplois sur le champ si demain les touristes allaient visiter d’autres contrées ?

Il serait intéressant d’interroger leurs confrères d’Egypte, victime actuelle d’une désaffectation internationale certaine. Le débat promettrait d’être fort animé.

Poussons l’analyse un peu plus loin. Les habitants tourismophobes de Barcelone, Palma de Majorque ou Saint-Sébastien se rendent-ils bien compte que l’attractivité de leurs villes leur permet de bénéficier d’un exceptionnel niveau d’équipements et d’animations culturels, de bons réseaux de transports en commun, de services publics de qualité comme les hôpitaux ? Ont-ils bien conscience que ce fameux « tourisme de masse » qu’ils dénoncent, et dont la concentration la plus pénible ne dure que finalement trois mois l’été, leur permet de vivre bien mieux, chez eux, le reste de l’année ?

Voyons maintenant le cas des politiques. Qui a conçu, défini, voté, réalisé d’immenses chantiers d’aménagement et projets d’urbanisme destinés à accroître l’attractivité touristique de leurs villes depuis cinq décennies ? Qui a mobilisé les acteurs socio-économiques, les partenaires institutionnels, les financements européens – parfois dans des proportions considérables – pour placer leur ville sur la carte du monde des voyageurs, si ce n’est les élus ? Ont-ils toujours bien expliqué à leur population leur choix stratégique ? Quand ils ont vu que ça fonctionnait et qu’ils ont choisi de démultiplier les capacités d’hébergement et les infrastructures de transport, avaient-ils en tête d’autres indicateurs de performance que les seules rentrées fiscales ? Ont-ils toujours été transparents sur leurs choix ?…

Les effets néfastes de la sur-fréquentation se vérifient sur tous les sites dont l’espace est contraint : congestion des rues, pollution croissante, stationnements sauvages, comportements moutonniers et peu respectueux, dégradation de la propreté, vente de produits bas-de-gamme, restauration de mauvaise qualité, insécurité croissante, prolifération de pickpockets, etc.

Alors, pourquoi n’y a-t-il pas de manifestations tourismophobes dans toutes les villes très visitées ? C’est probablement qu’une autre approche, plus respectueuse des équilibres locaux, moins rivée sur les préoccupations pécuniaires immédiates, plus sensibles à l’anticipation, est possible.

Citons trois exemples.

Il y a quinze ans à la période de Pâques, on pouvait compter jusqu’à 1.500 autocars par jour en stationnement anarchique autour de la cathédrale Notre-Dame, principal site touristique parisien avec 13 millions d’entrées annuelles. La qualité de vie des riverains en était lourdement affectée. Ceci a amené la municipalité à définir un nouveau plan de circulation, à interdire le stationnement des autocars sur l’île de la Cité, à mieux valoriser les parkings souterrains de la ville et à aménager les berges de Seine pour favoriser l’accostage de navettes fluviales. Sans être miraculeux, cette décision a permis d’éviter les tensions entre habitants et visiteurs. Prévenir plutôt que guérir.

Le Mont-Saint-Michel était, lui aussi, victime de son succès touristique : le flot sans cesse croissant de véhicules, garés sur un immense parking en béton situé au pied de l’île, le menaçait d’asphyxie et d’ensablement définitif. On allait tuer la poule aux oeufs d’or. Après de longues années de concertation locale et de nombreuses hypothèses d’aménagement, les élus ont tranché en faveur d’un projet qualitatif qui a déplacé le principal parking sur le continent. Ils ont imposé aux visiteurs l’accès piéton ou par navettes électriques sur une nouvelle passerelle, et ont valorisé l’ensemble des espaces publics. Résultat : l’ensablement recule et la qualité de la visite s’est nettement améliorée.

Face aux dérives des locations de courte durée des meublés, la municipalité de Berlin a décidé l’an dernier de limiter strictement cette pratique. Pourtant, loin d’être une métropole économique comme ses consoeurs rhénanes, la santé économique de la ville dépend de plus en plus du tourisme. Mais elle a eu le courage de dire stop, sans écouter les professionnels prétendre que « 80% des logements concernés sont loués seulement pendant les vacances de leurs propriétaires ». La bonne blague… « Nous avons construit 12.000 logements neufs en 2015. Ce n’est pas pour qu’AirBnB réduise nos efforts à néant ! » a déclaré l’adjoint au maire de Berlin chargé du logement.

Attardons-nous enfin sur le rôle de certains opérateurs. Les excès du tourisme de masse s’expliquent aussi par des investissements disproportionnés, motivés par des perspectives de rentabilité importante, sans aucun souci de la capacité réelle des destinations à pouvoir absorber les flux. Le « toujours plus » comme seule boussole.

Prenons le cas de Venise : entre 1997 et 2014, le nombre de paquebots de croisière accostant directement sur ses quais avait bondi de 210 à 680, d’où d’irrémédiables dégâts dans la fameuse lagune. Alors pourquoi a-t-il fallu attendre 2015 pour qu’un décret les oblige à accoster plus loin ou sur le Lido ? Pourquoi a-t-il fallu attendre une pétition populaire réunissant le tiers des habitants, ou voir certains Vénitiens risquer leur vie en plongeant carrément dans le Grand Canal pour empêcher les paquebots de passer ? L’activisme d’un lobby a joué un rôle majeur dans cette décision partielle et tardive : le comité Venice Cruise, réunissant les opérateurs concernés, a tout fait pour jouer des divergences d’approche entre la cité des Doges et l’Etat italien. La raison ? Les droits de passage des bateaux étaient encaissés par l’Etat… et non la ville elle-même ! Encore une question de gros sous.

Autre exemple, encore espagnol : un véritable Las Vegas européen devrait prochainement voir le jour en plein désert, à proximité de Saragosse : 32 hôtels-casinos, parcs d’attractions, golfs immenses, centres de congrès, quartiers résidentiels, etc. Ce projet est poussé pour Leisure Development, un consortium de capital-risque basé… à Londres. Il prévoit à terme plus de 25 millions de visiteurs. Pensez-vous qu’on ait commencé par réfléchir à adapter les accès et modes de transport pour permettre d’acheminer les futurs visiteurs ? A-t-on imaginé comment absorber une partie du flot de ces nouveaux visiteurs qui iront inévitablement visiter Barcelone, située non loin ? Pas du tout. On dit localement que le démarrage des travaux obligera bien les infrastructures à s’adapter. En d’autres termes, on met la pression d’abord, on ajustera ensuite. Time is money.

En conclusion, les effets néfastes du tourisme de masse sont bien le résultat du cumul des intérêts lucratifs, de court terme, de tout un ensemble de protagonistes. Certes, les comportements peu respectueux de certains touristes sont condamnables. Mais pour les éradiquer, il est nécessaire d’analyser comment ils ont pu naître et d’étudier les bonnes pratiques expérimentées ailleurs.

Entre ceux qui poussent des cris d’orfraies contre une poule aux œufs d’or dont ils ont été les discrets bénéficiaires, ceux qui en ont favorisé l’essor par des politiques du chiffre sans stratégie de long terme, ceux qui ont démultiplié les unités d’accueil sans prendre en compte la capacité des territoires à en absorber les flux, ceux qui font leurs choux gras des mécontentements médiatiques d’habitants sans en scruter les causes, et ceux qui nous donnent des leçons de morale sur la façon dont nous devrions nous comporter en tant que visiteurs, il y a de quoi rester pantois !

A peine née, la tourismophobie a déjà réuni un grand bal d’hypocrites.

Laurent Queige, délégué général du Welcome City Lab

1 commentaire
  1. La Bourgogne sans détour dit

    Un article quasiment exhaustif, à conserver. Merci

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